L’initiative du général Michel Aoun pour un déblocage institutionnel a le mérite de relancer le débat politique au Liban. Depuis qu’il l’a lancée, il est au moins question d’autre chose dans les médias que de la bataille du Qalamoun et de la guerre verbale au sujet de l’affaire dite Samaha. Ne serait-ce que pour ce résultat, l’initiative est louable. Mais il y a plus que cela, puisqu’il s’agit d’une véritable vision à la fois stratégique et concrète pour renforcer le rôle des chrétiens au sein du pouvoir et de l’État libanais et pour redonner confiance dans son avenir sur sa terre natale à cette communauté en perte d’influence dans l’ensemble de la région.
Les émissaires du général Aoun poursuivent donc leur tournée auprès des groupes parlementaires pour exprimer le contenu de cette initiative. Mais si publiquement, toutes les parties promettent de l’étudier sérieusement, les médias, eux, sont plus sceptiques et ont le sentiment qu’il s’agit essentiellement de meubler l’immobilisme actuel. Pourquoi cette résignation ? Tout simplement parce qu’au fond, les élites libanaises ainsi que la classe politique sont convaincues que le sort du Liban est totalement tributaire des développements régionaux. Si, dans le passé, on parlait de la « concomitance des dossiers libanais et syrien », aujourd’hui, on ne peut plus dissocier la situation au Liban de celle qui prévaut dans l’ensemble de la région. Même des décisions qui peuvent paraître anodines, comme les désignations militaires et sécuritaires pour cause de passage à la retraite des commandements, deviennent une question stratégique liée à la guerre au Yémen ou en Irak…
La réalité est que chaque camp guette les développements régionaux dans l’espoir que ses alliés ou parrains puissent remporter des victoires. Ce qui serait de nature à renforcer sa position interne. Dans ces conditions, chaque camp se dit : pourquoi faire des concessions, alors que si les événements évoluent dans le bon sens, elles deviendraient inutiles… Et tant pis si les Libanais sont sur le qui-vive et dans la précarité totale, avec des institutions publiques fragilisées à l’extrême.
La véritable raison du blocage des institutions, c’est donc l’absence de visibilité dans la situation régionale, où le bras de fer se poursuit sans parvenir à des résultats concluants. Selon un diplomate arabe en poste à Beyrouth, le problème réside dans le fait que les États-Unis sont en période de retrait et de réorientation de leur stratégie vers le Pacifique et vers l’intérieur, et laissent désormais la scène ouverte aux puissances régionales, chacune voulant occuper le vide et s’imposer aux autres. La lutte oppose grosso modo l’Iran, l’Arabie saoudite, la Turquie et Israël, et les scènes d’affrontement sont multiples : il y a bien sûr maintenant la Syrie et le Yémen, mais aussi l’Irak et la Libye, sans parler de la plaie toujours ouverte au sud et à l’est du Liban et en Palestine. L’Iran est en train d’étendre son influence dans plusieurs régions, notamment là où il y a des lacunes dans le système de gouvernement, qui excluent ou marginalisent la composante chiite ou minoritaire du pays. En même temps, l’imminence de la conclusion d’un accord entre l’Occident et l’Iran sur le dossier nucléaire et ses conséquences sur le rapport des forces dans la région aiguisent les craintes saoudiennes d’une hégémonie iranienne sur la région. C’est la principale raison du lancement de la fameuse « Tempête de la fermeté » qui s’est soldée par un échec et qui se poursuit sous un autre nom pour permettre à l’Arabie de s’imposer stratégiquement face à l’Iran.
La Turquie, elle aussi, ne voit pas d’un bon œil l’émergence de la puissance iranienne, même si ses prises de position sont plus discrètes, parce qu’elle tient à conserver des relations économiques acceptables avec ce pays. Le diplomate arabe en poste à Beyrouth explique ainsi que la Turquie, fer de lance des Frères musulmans dans la région, estime avoir perdu la partie en Tunisie et en Égypte, où cette organisation a été chassée du pouvoir, et elle veut une compensation en Syrie, d’autant qu’elle a 800 km de frontière avec ce pays et qu’elle estime que le nord de la Syrie fait historiquement partie de l’Empire ottoman. C’est la raison pour laquelle la Turquie a ouvert la voie aux combattants syriens pour qu’ils prennent au régime les villes d’Idlib et de Jisr el-Choughour. De même, Ankara a accepté d’entraîner sur son sol 5 000 combattants qui devraient constituer le noyau d’une opposition syrienne « modérée et acceptable ». La Turquie avait pourtant posé comme condition à son accord l’acceptation par les États-Unis de créer une zone d’exclusion aérienne au nord de la Syrie. Face au refus américain, elle a finalement cédé, mais espère que ces combattants vont pouvoir remporter des victoires décisives sur les forces du régime syrien et consacrer l’influence turque sur ce pays. Tout comme l’Arabie pense que si elle parvient à briser Ansarullah au Yémen, elle retrouvera son influence sur son pays et pourra négocier avec l’Iran, une carte importante en main. Pour le diplomate précité, l’avenir de la région se jouera ces quelques mois, qui seront déterminants pour définir les nouveaux rapports de force et les rôles. Mais il faut d’abord que l’accord sur le nucléaire soit conclu…