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Le 26 avril 2005, une page de l’histoire du Liban était à jamais tournée

Il aura fallu moins de deux mois, en 2005, dans le sillage de la révolution du Cèdre, pour contraindre les troupes à Damas de quitter le Liban, se retirant de toutes leurs positions et provoquant par la même occasion la fermeture des centres des services de renseignements syriens (SR) dans l’ensemble du pays. Trente mille soldats syriens, sans compter les membres des SR, ont ainsi évacué, sous la pression du printemps de Beyrouth et de la communauté internationale, le territoire libanais, mettant un terme à près de 29 ans d’occupation. Vingt-neuf ans d’occupation avec leur lot d’assassinats, de sang, de larmes, de torture, de disparitions, de vols, de destruction, d’humiliations…
Même si nombre de Libanais déchantent aujourd’hui, notamment à cause de la pression créée par le flot de plus d’un million de refugiés et ressortissants syriens arrivés au Liban pour fuir la guerre dans leur pays, il faut, en dépit de tout, garder à l’esprit les facteurs positifs et les véritables réalisations qui ont été le fruit de la révolution du Cèdre. L’on pourrait en citer deux, principalement : la création du Tribunal spécial pour le Liban, formé malgré le fait que le régime syrien pensait que ses crimes au pays du Cèdre resteraient impunis ; et l’ouverture d’une ambassade syrienne à Beyrouth alors que Damas n’a jamais reconnu le Liban comme entité à part entière depuis son indépendance.
Aujourd’hui, chaque Libanais ayant vécu la guerre porte en lui les souvenirs et les séquelles de l’occupation syrienne. Des traces indélébiles qui nécessiteront du temps, du travail et surtout de la bonne volonté pour être dépassées. Les lieux aussi ont préservé la mémoire de cette période funeste. Du Nord à la Békaa, en passant par le Mont-Liban, notamment Aley et Dhour el-Choueir, et Beyrouth, des bâtiments occupés jadis et saccagés par l’armée syrienne n’ont toujours pas été restaurés. D’autres, plus nombreux, ont retrouvé la vie.
Le retrait syrien de 2005 avait été précédé quelques années plus tôt, à différentes étapes, de redéploiements et d’allégements des effectifs, notamment au Koura, à Hamate, dans la banlieue sud de Beyrouth, à Beit-Méry, Monteverde et Damour.
Le séisme provoqué par l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri, le 14 février 2005, obligea le président syrien Bachar el-Assad à aller plus loin que ce que prévoyait l’accord de Taëf, à savoir « le repli » des troupes de Damas vers la Békaa. En lieu et place du « repli », les Libanais devaient être témoins d’un retrait total et accéléré de tout le territoire national.

 

Extraits de reportages de l’époque
À l’occasion du dixième anniversaire de ce retrait, nous faisons revivre quelques souvenirs de cette étape historique, quelques moments de liesse, de joie, et même d’espoir, tels que rapportés dans des reportages publiés à l’époque dans nos colonnes. Les faits sur ce plan parlent d’eux-mêmes …
À Aley, Kamal, qui tient un petit magasin sur la place du village, soupire de lassitude : « Ils sont chez nous depuis 1976, ils nous ont poussés à bout, qu’ils partent et qu’on en finisse. » Contrairement à d’autres habitants de la localité qui lancent en plaisantant : « Un jour, nous envahirons Damas » (boutade prémonitoire, NDLR), Kamal ne veut pas se rendre dans la capitale syrienne, « même pas pour un séjour touristique ». Il prend un air résolu, son regard se durcit et il indique : « Il ne faut pas les laisser partir comme cela. Avant qu’ils ne passent la frontière, ils doivent payer nos quarante milliards de dollars de dettes, une somme qu’ils ont à verser pour avoir détruit le Liban durant trente ans. »
Toujours à Aley, une position complètement évacuée. Un homme debout, presque immobile, contemple le poste abandonné. « Ils étaient mes voisins. Ils sont partis aujourd’hui. Cette nuit, pour la première fois depuis longtemps, je dormirai tranquille. »
« Je n’ai plus peur des Syriens. J’ai surtout peur du mal que leurs agents libanais sont capables de faire », indique Ali, à Baalbeck. À quelques semaines du départ des troupes syriennes, des jeunes de la ville avaient déboulonné une statue de l’ancien président syrien Hafez el-Assad, faisant fi de l’armée d’occupation. À Baalbeck, en 2005, un nombre non négligeable de chiites de la ville avait pris part aux manifestations organisées à Beyrouth appelant au retrait syrien.
À Deir el-Ahmar, un homme indique avec un accent syrien prononcé : « Les troupes syriennes et leurs services de renseignements doivent partir. Déjà, au départ, ils ne devaient pas venir au Liban. » Il explique : « Je m’appelle Abdo, je suis originaire de Deir ez-Zor (Syrie). Je travaille au Liban depuis plusieurs années. Je suis un opposant au régime, je lutte pour la démocratie. J’ai été emprisonné durant sept ans en Syrie pour mes activités “subversives”, ma mère est morte alors que j’étais derrière les barreaux. »
À Hamate et dans la zone de Madfoun, les habitants ont laissé éclater leur joie après l’évacuation des positions syriennes. En voyant deux postes complètement abandonnés – la position de DCA au-dessous du pont de Madfoun et la caserne qui lui est adjacente située sur la route maritime, ainsi que l’immense campement à l’aéroport de Hamate –, les habitants ont réalisé qu’une page de l’histoire du Liban est à jamais tournée. Le pont de Madfoun formait le point de passage entre « la région est » et le Liban-Nord tout au long de la guerre, et l’aéroport militaire de Hamate constituait pour l’armée libanaise l’une des positions les plus stratégiques de la région avant qu’il ne soit investi par les troupes de Damas en 1978. Les villas et les maisons de bord de mer à Kfarabida, investies par les troupes de Damas depuis près de trente ans, ont été restituées à leurs habitants.
Réalisant que les troupes syriennes ont quitté définitivement leurs positions et que l’armée libanaise les a remplacées, des dizaines d’habitants de Hamate ont aussitôt afflué sur les lieux, brandissant des drapeaux libanais, en chantant, dansant et scandant : « Liberté, souveraineté, indépendance » et « Syrie dehors! ».
À Madfoun, des habitants ont distribué des bonbons et des fleurs aux passants alors que des jeunes, pot de peinture à la main, ont recouvert – avec les couleurs blanche et rouge – des inscriptions laissées par des militaires syriens. Ils ont aussi brûlé des uniformes abandonnés. Ils ont également brandi une grande pancarte sur laquelle était inscrit : « Merci l’Onu pour la 1559. » Et c’est dans une atmosphère de liesse que des convois de voitures arborant le drapeau libanais ont circulé entre les positions abandonnées de Madfoun, Wej el-Hajar et Hamate.
Que ce soit au Bois de Boulogne, à Dhour el-Choueir, à Aley, à Hammana, à Kfarabida ou ailleurs, les Libanais découvrent l’ampleur des dégâts quand les soldats syriens évacuent les villas et les hôtels des zones d’estivage. Rien ne reste de la splendeur du passé. Dans tous les hôtels et les villas de la région, les cadres des portes et des fenêtres, ainsi que les armoires en bois, les rampes en fer forgé, les lavabos, les éviers, les baignoires, les robinets et les conduits d’électricité ont été démontés. Le marbre des escaliers et du sol a été arraché. Les dalles qui ont résisté ont été cassées. Dans ces bâtiments somptueux, les sols et les murs sont noirs, recouverts de suie ou d’huile de vidange. Plus rien ne poussait dans les jardins, où quelques tranchées avaient été creusées. Seuls les pierres de taille des façades, les escaliers intérieurs, l’importante dimension des salles et l’espace privé qui entoure les bâtiments rappellent la gloire du passé. À Dhour el-Choueir, un homme s’exclame : « J’aimerais voir le propriétaire de l’hôtel Kassouf (imposant bâtiment entièrement saccagé par les troupes de Damas) récupérer la bâtisse, même si elle est complètement délabrée. »
À la frontière de Masnaa, le 27 avril 2005, les habitants de Majdel Anjar et des villages alentour ont brisé des jarres et des pots en terre cuite derrière les derniers convois de soldats syriens et également derrière le véhicule transportant le chef des services de sécurité syriens au Liban Rustom Ghazalé, mettant en pratique un vieux dicton arabe selon lequel une telle action empêcherait un visiteur indésirable de revenir chez vous (NDLR : le général Rustom Ghazalé est décédé vendredi dernier à Damas, presque dix ans, jour pour jour, après son départ du Liban ; selon certaines sources dignes de foi, il aurait été empoisonné au polonium par le régime de Bachar el-Assad).