« Si vous voulez qu’on reste au Moyen-Orient, protégez-nous. » Tel est le cri lancé par les assyriens et les syriaques qui ont fui et qui fuient toujours la Syrie.
Quartier assyrien de Sed el-Baouchrieh. Diana reçoit les visiteurs dans un appartement propre mais exigu. Deux chambres, une cuisine et une salle de bains pour sept personnes : Diana, son mari Fady et leurs deux enfants, sa grand-tante Amira et son époux Yonarch, ainsi qu’une cousine du troisième degré, Samia. Tous sont originaires du village de Tell Bass, une localité assyrienne du Khabour, dans le gouvernorat de Hassaké. Dans peu de temps, la famille recevra trois autres personnes, les parents de Fady et sa sœur.
Diana, 34 ans, vient de perdre un cousin qui défendait un village assyrien, Milad, âgé de 19 ans. « Il est décédé la semaine dernière. Milad faisait partie des gardiens du Khabour (police assyrienne). Il a reçu la balle d’un sniper à la tête. Il a été élevé par ses tantes. Sa maman était partie quant il était enfant. Il avait deux frères en Suède. Il voulait les rejoindre ; il s’y préparait. Mais le père du jeune homme, qui est soupe au lait, s’était disputé avec les autorités syriennes le jour où il devait récupérer le passeport de son fils. Les responsables ont alors déchiré le document sous ses yeux et lui ont dit que son fils ne sortira plus jamais du pays », raconte Diana.
Milad n’avait pas les moyens de payer un passeur pour l’amener illégalement en Turquie, puis en Grèce où il aurait pu rejoindre l’Europe et se faire peut-être un avenir. Il n’avait plus qu’un seul choix : s’enrôler dans les gardiens du Khabour.
Quand elle entend le prénom de Milad, Amira, 78 ans, sa grand-tante, qui comprend peu l’arabe et qui s’exprime en assyrien, se met à pleurer. « C’était le plus gentil garçon du monde. Il n’aimait pas les problèmes. Il était calme et docile. Il s’excusait toujours auprès des gens, même s’il avait raison, juste pour avoir la paix et ne heurter personne », dit-elle, alors que son mari, Yanorch, 86 ans, hoche la tête.
La famille, les trois voisins présents, Samir, 48 ans, originaire lui aussi des villages du Khabour, ainsi que les deux frères de la communauté syriaque, Issam, 45 ans, et Abboud, 40 ans, originaires de la ville de Hassaké, sont unanimes : « Si Milad avait eu les moyens de partir, il n’aurait jamais été tué. »
Selon ces personnes, il ne reste plus à Hassaké et dans les villages du Khabour que la population la plus pauvre ; celle qui n’a pas les moyens de payer les frais d’un passeur, celle qui ne peut pas partir pour se réfugier dans des pays comme le Liban et celle pour qui une arrivée légale en Europe est impossible.
Goliath remporte inévitablement le combat
« On entend dire qu’ils veulent préserver les chrétiens du Moyen-Orient sur leurs terres. S’ils veulent nous garder ici, qu’ils nous protègent, qu’ils nous aident à rester », s’insurge Issam qui s’est réfugié au Liban il y a deux ans, après deux tentatives avortées de fuite illégale vers l’Europe. À deux reprises, son périple s’était achevé à la frontière grecque. Issam n’a plus que son père et sa sœur à Hassaké. « Je n’ai pas pu assister aux funérailles de ma mère, qui est décédée en décembre dernier. J’ai eu peur qu’en revenant, je ne puisse pas entrer au Liban », dit-il. « Et j’ai peur aussi pour ma nièce », note-t-il, montrant la photo d’une jeune fille posant avec un militaire. « Elle a 16 ans, elle est toujours à Hassaké, et aujourd’hui, elle a posté cette image sur Facebook. Elle est avec son cousin militant des gardiens du Khabour… J’ai peur que des miliciens de l’État islamique voient la photo et qu’ils l’enlèvent. Personne ne sait ce qui peut arriver d’un moment à l’autre à Hassaké. »
Toutes les personnes présentes sont contre le port des armes dans les villages du Khabour. C’est comme une guerre de David contre Goliath, mais dans ce cas, c’est Goliath qui remportera inévitablement le combat.
Les gardiens du Khabour comptent 150 hommes alors que les combattants de Sutoro, la milice syriaque, sont à un millier. « Imaginez que peuvent faire un millier de personnes à peine armées contre un million de militaires et de miliciens appartenant à l’EI, à la milice kurde, à l’armée régulière et à d’autres factions », poursuit Issam.
Fady, le père de famille, âgé de 34 ans, souligne : « Dans la ville de Hassaké, chrétiens, musulmans, druzes et Kurdes vivaient ensemble. Mais quand la situation a commencé à se détériorer, ce sont les chrétiens qui ont été ciblés. Nous sommes le maillon faible. Des pacifistes. »
Fady a décidé d’amener sa famille au Liban, il y a deux ans. Il habitait un village du Khabour et il a vu les choses changer petit à petit. Ce sont par exemple les chrétiens qui étaient les premiers à être enlevés contre rançon. Il était le directeur d’une usine de tuiles.
Son fils Achour, 14 ans, et sa fille Ormi, 10 ans, allaient tous les deux à l’école. Au Liban, c’est uniquement Ormi qui suit des cours. Achour, qui est un peu turbulent, n’a pas été accepté à l’école de la communauté. Il lui a été très difficile aussi d’apprendre des matières en langue française.
Les larmes montent aux yeux de Achour quand on lui demande ce qu’il veut devenir plus tard ou quand on lui pose des questions sur ses souvenirs à l’école en Syrie. Il lui faudra beaucoup pour avouer que quand il allait à l’école en Syrie, il rêvait d’être comme son père : faire des études de comptabilité et devenir directeur d’usine.
Diana, la mère de Achour, indique : « Nous n’étions pas riches, je donnais des leçons particulières, j’aidais une amie qui avait des problèmes de santé à la maison et j’étais esthéticienne. Nous nous fatiguions pour joindre les deux bouts. Mais nous n’avions jamais manqué de rien. Mon fils allait à l’école au moins », dit-elle, une immense tristesse dans les yeux.
Des familles séparées par la guerre
Fady, le père de famille, a trouvé du travail dans une église pour 600 dollars par mois, alors que le loyer coûte 550 dollars. La famille profite également des coupons du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) donnés à Amina, Yanorch et leur petite-fille Samia, 27 ans. Le vieux couple et la jeune fille vivaient chez les parents de cette dernière, dans le village de Diana et Fady. Mais le père et la mère de Samia ont pu aller en Suède il y a quatre mois, laissant derrière eux leurs vieux parents et l’une de leurs filles. Les frères et sœurs de Samia avait émigré en Suède et en Allemagne il y a quelques années ; ils ont eu seulement la possibilité d’amener leurs parents en Europe. Pas leurs grands-parents ou leur sœur célibataire.
Fady, le père de famille, se rend tous les jours à pied au travail. Il a aussi arrêté de fumer. « J’économise le prix du taxi-service et des paquets de cigarettes. Mes enfants sont plus en droit que moi à ces dépenses », raconte-t-il. « J’ignore comment je parviendrai à faire encore des économies. Dans quelques jours, mon père, ma mère et ma sœur, déplacés de notre village sur les rives de Khabour vers la ville de Hassaké, vivront avec nous », indique-t-il.
« Le HCR nous a aidés au début de notre séjour uniquement. Je pouvais acheter un peu de viande, un peu de fromage… Actuellement, au début du mois, je peux acheter certains aliments, cuisiner. À la seconde moitié du mois, nous mangeons du thym trempé dans de l’huile, avec du pain distribué par l’église. Parfois, mes enfants ont envie de fruits… » dit-elle, étouffant un sanglot.
Tout comme son époux, Diana est digne. Et rien, si on la croise dans la rue ou si on est reçu chez elle, ne laisse penser qu’elle vit autant dans le besoin. Sa maison est bien tenue, ses enfants propres, elle est coquette. Et quand vous les abordez, Diana et Fady évoquent les sacrifices des chrétiens dans leur village, citoyens de deuxième catégorie en Syrie, de l’alliance improbable entre les assyriens et les syriaques, d’un côté, et les Kurdes, de l’autre…
« J’aime le Liban, j’aurais aimé y rester. Je sais que je ne peux même pas oser rêver de la nationalité libanaise. Je veux juste un véritable permis de séjour et une école pour mon fils. Mon mari aura un bon boulot et moi aussi je pourrais peut-être me remettre à travailler. Si seulement nous pouvions rester ici avec les habitants de nos villages. Mais nos familles ont été éparpillées entre plusieurs pays », dit-elle.
Diana et Fady savent qu’ils ne retourneront jamais dans les villages du Khabour.
« Rentrer pour voir des villages vides ? Même s’il y a à nouveau la paix en Syrie, pourquoi allons-nous y retourner ? Pour voir les Kurdes habiter nos maisons, croiser les membres des tribus arabes qui nous ont vendus à l’État islamique ? Un pays, ce n’est pas seulement les pierres et la terre, c’est surtout sa population. Et il ne reste plus d’assyriens sur les rives du Khabour », s’insurge Fady.
Les génocides du siècle dernier
Samir, le voisin âgé de 48 ans, qui habite le Liban depuis une trentaine d’années, lui aussi originaire du Khabour et qui est marié à une syriaque libanaise, vient de déposer une demande d’asile auprès du HCR. « J’ai deux enfants. Je veux qu’ils aient un meilleur avenir que le mien. La vie devient trop dure au Liban », dit-il.
« Pour moi, le Liban est une terre sainte… Mais il faut protéger et aider les minorités chrétiennes pour qu’elles restent au Moyen-Orient. Sans nous, la région ne sera plus la même », ajoute-t-il.
Lui non plus ne croit plus au retour des chrétiens de Syrie et d’Irak. Il pose une question : « Les descendants de ceux qui avaient fui les génocides du siècle dernier contre les Arméniens, les Grecs, les assyriens et les syriaques, en Turquie et en Irak, sont-ils jamais rentrés vivre dans la terre de leurs ancêtres ? Sachez alors qu’également, les enfants de ceux qui fuient aujourd’hui les massacres en Syrie et en Irak, cherchant un refuge en Europe et en Amérique, ne reviendront plus jamais vivre au Moyen-Orient. »