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Le chômage explose et les inégalités se creusent au Liban

 

La guerre en Syrie a eu un impact globalement mitigé sur l’économie libanaise qui continue de résister tant bien que mal. En revanche, le choc démographique que représente l’afflux des réfugiés syriens a bouleversé le marché de l’emploi.

Sahar AL-ATTAR |

Depuis le début du soulèvement en Syrie, l’économie libanaise, affectée par l’instabilité régionale et locale, tourne au ralenti. Les taux de croissance annuels d’environ 2 % enregistrés ces quatre dernières années (contre 8 % en 2010) masquent une sombre réalité socio-économique dans les régions périphériques, où s’est installée la majorité des réfugiés syriens, en particulier dans le Akkar, Tripoli, la Békaa, et le Liban-Sud. Car si l’économie a pu s’adapter à la baisse des exportations, du tourisme et des investissements, le marché de l’emploi absorbe très difficilement le choc démographique que représente l’accueil d’environ 1,2 million de refugiés.
La population du Liban a ainsi augmenté de près de 30 % en quatre ans. Cet afflux s’est accompagné d’une aide humanitaire internationale, estimée à 800 millions de dollars par an. En soutenant la demande, les aides versées aux refugiés ont permis, à elles seules, de générer 1,3 % de croissance en 2014, souligne l’économiste Kamal Hamdan.
Mais ces aides sont insuffisantes pour permettre aux réfugiés de vivre décemment, ne serait-ce que pour payer des loyers qui ont flambé sous la pression de la demande. Une enquête menée par l’Organisation internationale du travail (OIT) en 2013 auprès de 2 000 réfugiés avait révélé que près de la moitié d’entre eux travaillent pour compléter leurs revenus.

Plus de main-d’œuvre pour autant d’emplois
La population active, c’est-à-dire l’ensemble des résidents en âge de travailler (employés ou chômeurs), a augmenté de 15,4 % en quatre ans, selon les estimations de la Banque mondiale. Étant donné le contexte économique morose, il est admis que les créations d’emplois n’ont pas suivi, même si les statistiques manquent cruellement dans ce domaine. « Le taux de chômage (toutes nationalités comprises), qui était estimé à environ 11 % avant la crise, est passé à 18 voire 20 % », affirme l’économiste Kamal Hamdan. « Si l’on ne considère que les Libanais, le nombre de sans-emplois a sans doute doublé, avec au moins 150 000 chômeurs de plus en quatre ans. » En cause : le marasme économique, mais surtout la concurrence de la main-d’œuvre syrienne, prête à accepter des salaires largement inférieurs à ceux des Libanais.
Contrairement aux idées reçues, les qualifications des travailleurs libanais et syriens ne sont pas très éloignées. « Le chômage au Liban ne touche pas essentiellement les personnes qualifiées comme on le pense, puisque de nombreux jeunes diplômés trouvent du travail à l’étranger et émigrent. Les personnes non qualifiées en revanche n’ont pas d’alternatives. On estime que 48 % de la population active libanaise a un niveau d’études élémentaire », indique l’économiste et ancien ministre du Travail, Charbel Nahas.
Pour ces derniers, la concurrence syrienne n’est pas un phénomène nouveau. Bien avant 2011, les ouvriers syriens avaient déjà largement remplacé les Libanais dans les emplois non qualifiés du secteur agricole et celui de la construction. « Les Libanais non qualifiés s’étaient alors tournés vers le secteur des services qui représente 60 % de l’économie. Ils travaillaient essentiellement dans les petits commerces, en tant que vendeurs, serveurs, cuisiniers, coiffeurs, etc. Mais aujourd’hui on observe un effet de substitution aussi dans ce secteur », constate le directeur de l’Institut du Levant pour les affaires stratégiques (LISA), Sami Nader.

Effet de substitution à tous les niveaux
Étant donné l’abondance de l’offre, la concurrence s’étend également aux emplois semi-qualifiés. Selon l’enquête de l’OIT, 45 % des réfugiés occupent un emploi non qualifié (agriculture, construction, concierge, chauffeurs…) et 43 % occupent un emploi semi-qualifié (menuisier, forgeron, industries agroalimentaires..), à des salaires imbattables. Le revenu mensuel moyen d’un ouvrier syrien était de 418 000 livres par mois en 2013, la moitié de celui d’un Libanais non qualifié.
Cette forte concurrence a tiré le niveau des rémunérations à la baisse. Toujours selon l’OIT, le salaire moyen d’un travailleur non qualifié a reculé de 30 % à Baalbeck et de 50 % à Wadi Khaled. Près de 90 % des ouvriers libanais interrogés par l’OIT dans la Békaa ont constaté une baisse de leurs revenus. En moyenne, la Banque mondiale parle d’une baisse de la richesse par habitant au Liban d’environ 11 % depuis le début de la guerre en Syrie. Mais tous les habitants ne sont pas logés à la même enseigne.
En réduisant les coûts de production, la baisse des salaires a bénéficié aux entreprises. En l’absence d’investissements, « cela s’est traduit par une hausse des profits du capital », souligne Kamal Hamdan. L’OIT conclut dans son rapport que « les propriétaires de terrains et d’entreprises, et les autres membres de la classe moyenne et aisée profitent de la crise des réfugiés, tandis que les ménages libanais les plus pauvres et les plus vulnérables sont les plus menacés ». Charbel Nahas dresse le même constat : « La crise des réfugiés a rendu la société libanaise encore plus inégalitaire qu’elle ne l’était. »

4 000 nouveaux agents des FSI
Par manque d’opportunités de travail, les Libanais les plus défavorisés se dirigent donc vers le seul secteur qui leur est encore réservé : la fonction publique. Et le gouvernement n’hésite pas à utiliser ce levier pour absorber le choc. Au début de l’année, les Forces de sécurité intérieure (FSI) ont embauché 4 000 nouveaux éléments et s’apprêtent à en recruter 4 000 autres. « Par rapport à un million d’actifs libanais ce chiffre est énorme, souligne Charbel Nahas. C’est comme si la France, qui compte 30 millions d’actifs, recrutait 120 000 policiers d’un coup. » Selon lui, 120 000 Libanais travaillent aujourd’hui dans les services de sécurité de l’État (armée, FSI, Sûreté générale). Proportionnellement, cela représente sept fois les effectifs actuels de la France.

Pistes de réflexion
Pour le moment, c’est l’une des deux seules solutions qu’a trouvées le gouvernement pour réguler le marché de l’emploi. La deuxième étant de limiter l’octroi de permis de travail à la main-d’œuvre étrangère. Le ministre du Travail a fait de la régularisation des travailleurs syriens son cheval de bataille. Mais ses ambitions sont limitées par les moyens dont il dispose, sachant que près de 90 % des refugiés interrogés par le BIT en 2013 travaillaient sans contrat, et que le ministère du Travail compte une dizaine d’inspecteurs sur le terrain.
« Il faut faire pression sur les entreprises, les menacer de sanctions », estime Kamal Hamdan.
Le directeur de LISA, Sami Nader, plaide, lui, pour des « solutions créatives » en considérant qu’il faut canaliser la main-d’œuvre syrienne dans le secteur de la construction et dans l’agriculture. « Pourquoi ne pas employer les réfugiés dans des unités de production offshore financées par des bailleurs internationaux et destinées à l’export vers les pays du Golfe par exemple? »
De son côté, Charbel Nahas propose une politique de relance de l’emploi à l’échelle nationale. « Il faut un sursaut à la hauteur du choc.
Le Liban doit se tourner vers la communauté internationale pour financer un mécanisme de subventions à l’investissement au lieu de se contenter des aides humanitaires. » Mais pour cela, ajoute-t-il, « il faut sortir du déni et reconnaître que le pays est au bord de l’implosion ».