Une carte de l’Anatolie orientale et d’Ourmiah-Salamas en Perse qui montre le pays des assyro-chaldéens-syriaques en 1915.
Chrétiens d’Orient
De l’Empire ottoman à la Syrie, en passant par l’Irak… Joseph Yacoub, professeur honoraire de sciences politiques à l’Université catholique de Lyon, retrace le drame continu – et presque oublié – de la communauté assyro-chaldéenne au Proche-Orient.
Antoine AJOURY
Un siècle pour rien. Dans ce livre-bilan à trois voix publié en 2002, Gérard D. Khoury, Jean Lacouture et Ghassan Tuéni s’interrogeaient sur le désarroi du monde arabe en retraçant les grandes étapes du siècle écoulé, notamment depuis le démantèlement de l’Empire ottoman. Une période charnière accompagnée de violences qui se poursuivent aujourd’hui.
« Le nationalisme arabe et son instrumentalisation sont l’une des raisons principales de la situation actuelle. Par sa répression, il a tenté d’effacer et d’éliminer toutes sortes de diversité religieuse et ethnique, physiquement et culturellement, pour imposer l’image d’une nation unifiée », explique le professeur Joseph Yacoub, responsable de la chaire Unesco « Mémoire, cultures et interculturalité » à l’Université catholique de Lyon. On touche là, ajoute-t-il, au nœud du problème aujourd’hui, estimant que l’échec du nationalisme arabe a produit l’islamisme. Et dans ce tsunami de violences qui frappe aujourd’hui la région, il y a celle qui touche, entre autres, les minorités religieuses, dont notamment la communauté chrétienne assyrienne, ou assyro-chaldéenne.
Un drame oublié
Le drame vécu par cette communauté remonte à 1915. Victime collatérale du génocide arménien, dont on commémore cette année le 100e anniversaire, la communauté assyrienne a souffert d’un massacre moins connu. Entre 250 000 et 350 000 assyro-chaldéens, soit plus de la moitié de la communauté, ont ainsi péri entre 1915 et 1918.
« Ce qui s’est passé en 1915 était une politique concertée, planifiée par les autorités ottomanes avec l’arrivée au pouvoir des Jeunes-Turcs en 1908. Ces derniers avaient déposé le sultan Abdel Hamid II dont tous les peuples d’Orient avaient souffert, les musulmans comme les chrétiens », précise Joseph Yacoub.
« L’espérance qui était née avec le rétablissement de la Constitution créant une monarchie constitutionnelle n’a pas duré longtemps. C’est la ligne nationaliste radicale qui a dominé, poursuit-il. La situation s’est beaucoup compliquée avec les guerres que l’Empire ottoman a menées contre les pays européens. Ces guerres balkaniques ont eu un impact très fort, en ce sens que l’empire allait de perte territoriale en perte territoriale. »
À la veille de la Première Guerre mondiale, l’Empire ottoman se retrouve complètement dépossédé d’une large partie de ses régions européennes. Les Ottomans se sont donc tournés vers la partie asiatique, notamment arabe, de leur empire. « Et là, le pouvoir a été confronté aux demandes d’indépendance des régions arabes. C’est à cette époque qu’est né le Mouvement nationaliste arabe (formé de chrétiens et de musulmans, à l’instar de Abdel-Rahman al- Kawakibi). Il restait donc à cet empire l’Anatolie orientale et le Caucase (Azerbaïdjan, Tchétchénie, les populations tcherkesses), renforçant ainsi la ligne panturquiste et pantouranienne, la seule carte qui lui restait à jouer. Ajoutez à cela la carte du panislamisme qu’il a utilisée pour mobiliser les populations turques et kurdes contre les minorités chrétiennes, arménienne et syriaque », souligne le professeur Yacoub.
Ce durcissement de la part des autorités ottomanes explique en grande partie les massacres perpétrés contre des minorités considérées comme un obstacle géographique, puisqu’elles vivaient majoritairement en Anatolie orientale, dans des régions stratégiques. Il fallait donc les éliminer.
Une politique délibérée
Joseph Yacoub insiste sur le caractère prémédité de cette politique génocidaire, s’appuyant sur plusieurs documents et témoignages, notamment occidentaux et arabes. Il cite ainsi des rapports diplomatiques (y compris de pays alliés de la Turquie, comme l’Allemagne et l’Empire austro-hongrois) rédigés par des consuls à Alep et à Mossoul, qui montrent de manière irréfutable, selon lui, que ces massacres de grande ampleur ont été planifiés par les autorités ottomanes de l’époque.
Longtemps oubliées au profit du génocide arménien, d’autres communautés chrétiennes ont ainsi été victimes de massacres et de déportations.
Si l’affaire n’a pas fait autant de bruit que dans le cas des Arméniens, la cause des assyro-chaldéens n’est cependant pas tout à fait perdue. Joseph Yacoub cite ainsi le pape François, le 12 avril 2015, lors d’une messe dite pour le centenaire du génocide arménien au Vatican, au cours de laquelle il a proclamé « docteur de l’Église » saint Grégoire de Narek, un moine mystique arménien du Xe siècle. En effet, François a qualifié les massacres des Arméniens de 1915 de « premier génocide du XXe siècle », estimant aussitôt que « les syriaques catholiques et orthodoxes, les chaldéens et les assyriens » en avaient aussi été victimes.
« C’est la première fois que ces populations sont citées explicitement par le souverain pontife », déclare Joseph Yacoub. Cette déclaration du pape est appuyée par les archives que le Vatican vient de publier. Parmi elles, un grand nombre de documents écrits notamment par des prêtres dominicains dont trois avaient été déportés par les autorités ottomanes. « Ils racontent qu’à partir de janvier 1915, la décision était prise au plus haut niveau de l’État d’éliminer ces populations, et ce de concert avec l’Allemagne », précise l’expert.
Les massacres du Hakkâri
À titre d’exemple de cette politique et de son impact, Joseph Yacoub cite le cas de la région du Hakkâri (frontalière de l’Irak et de l’Iran). Selon lui, « des récits écrits en syriaque et en arabe décrivent au jour le jour les exodes qui ont eu lieu après les attaques turques et kurdes contre les populations du Hakkâri, une région refuge pour des communautés chrétiennes, notamment assyrienne ». Dépourvue de routes carrossables jusqu’aux années 1930, cette région montagneuse était quasiment inaccessible. « On peut comparer cette région à la vallée de la Qadischa au Liban pour la communauté maronite », aime à rappeler Joseph Yacoub.
Dans la région du Hakkâri vivaient près de 100 000 assyriens nestoriens ainsi qu’une toute petite minorité arménienne. Ces populations étaient entourées de Kurdes dont le nombre s’élevait à 150 000 à cette époque. Ils vivaient d’élevage et menaient une vie pastorale. « Les populations syriaques vivaient presque en marge de la société, à tel point qu’on les sous-estimait, pour ne pas dire qu’on les méprisait. Elles étaient tellement à l’écart du monde et de la société, explique le professeur, qu’elles n’auraient pu ni provoquer ni menacer les autorités turques ottomanes. »
Le chemin de l’exode
En 1918, il n’y avait plus personne dans les montagnes du Hakkâri. « Une grande partie de la population a été massacrée, d’autres sont morts de faim, de maladie, d’épuisement sur les routes, alors qu’ils tentaient de fuir vers la Syrie. Finalement, les survivants se sont installés dans la province de Hassaké (nord-est) », souligne Joseph Yacoub, ajoutant : « Les populations assyro-chaldéennes avaient d’abord fui vers l’Azerbaïdjan iranien où elles avaient été prises en charge par les Anglais qui les ont amenées en Irak où ils les ont installées dans des camps à Baaqouba au nord de Bagdad et près de Mossoul dans la province de Ninive, en attendant que leur sort soit scellé. »
Malheureusement, note le professeur, les Anglais ont utilisé et instrumentalisé ces populations assyriennes durant la révolte arabe. « Éparpillées en Irak, elles avaient sollicité de vivre en groupe compact, insistant sur le fait que leur dissémination signifiait leur disparition, leur mort. Une demande refusée par le gouvernement irakien qui les a, au contraire, dispersées afin qu’elles soient totalement assimilées. Le conflit s’est terminé par un nouveau massacre en 1933 », explique-t-il.
Et le drame se poursuit
À la suite de ces violences, une partie de la population assyrienne a pris le chemin de l’exode vers la Syrie sous mandat français. Ce sont aujourd’hui ces gens-là qu’on est en train de massacrer. Les populations assyriennes ont en effet été parmi les premières victimes des jihadistes de l’organisation État islamique en Irak et en Syrie. D’abord à Mossoul et dans la vallée de Ninive, où les chrétiens irakiens ont été chassés et persécutés en août 2014. Puis, en février dernier, des centaines d’assyriens ont été kidnappés en Syrie (dans la vallée de Khabour). D’autres ont dû quitter leur maison à la hâte, laissant tout derrière eux, pour fuir les persécutions commises par l’EI qui avait envahi près de 14 villages assyriens dans le nord-est syrien. Plus tard dans l’année, ces villages ont été repris par les forces kurdes qui en ont chassé les jihadistes, mais les combats se poursuivent dans la région, actuellement autour de la ville de Hassaké.
« Ironie du sort, les assyriens de Khabour sont les enfants des déportés des massacres d’Irak de 1933, eux-mêmes rescapés du génocide de 1915 sous l’Empire ottoman. 1915 se poursuit ainsi en 2015 », déplore le Pr Yacoub. Et c’est à nouveau la dispersion. Une partie des assyriens sont maintenant réfugiés au Liban, à Sed el-Baouchrieh.
« À une époque, se rappelle-t-il, les assyriens de Syrie disaient : la prochaine fois, ce sera vers le Liban. Aujourd’hui, l’exode des assyriens ne se limite plus au Moyen-Orient. Une partie a émigré en Europe, en Amérique et même en Australie. »
Minorités vs citoyens
Actuellement, ce ne sont pas uniquement les chrétiens qui sont en danger en Orient, mais également toutes les minorités (comme les yazidis, les chabaks, les Kurdes), mais aussi les musulmans eux-mêmes, premières victimes du terrorisme de Daech. Joseph Yacoub rappelle un rapport de l’Onu publié récemment après les massacres perpétrés par les jihadistes de l’EI en juillet dernier en Irak, qui mentionne « le caractère génocidaire » de ces exactions.
« Dans ce contexte de politique obscurantiste et nihiliste, il faut essayer de trouver quel type de solution on peut apporter face à ces discriminations subies par les minorités. Une citoyenneté complète est, à long terme, la meilleure solution possible. Ce qu’on appelle en anglais “full citizenship” », explique Joseph Yacoub, qui souligne qu’un bon nombre de religieux chrétiens qu’il a rencontrés refusent d’être défendus en tant que minorité, avec un traitement particulier, de dhimmis ou autres. Au contraire, ils exigent d’être traités comme des citoyens à part entière. « Une situation qui doit être explicitement inscrite dans la Constitution des pays (où résident ces minorités menacées), pour que leur protection vienne directement de la loi et non pas du bon vouloir du dirigeant ou de la politique douteuse du parti au pouvoir », precise l’expert.
Et d’ajouter : « Il faut par ailleurs prendre conscience que l’histoire de cette région ne commence pas au VIIe siècle, mais qu’elle remonte bien plus loin. Et que les chrétiens ne sont pas venus au Levant ni avec les croisades ni avec les États colonisateurs. Ils ne sont pas des invités dans cette région. La présence des chrétiens est deux fois millénaire. »
Dans cette bataille pour la protection des minorités, M. Yacoub appelle également à soutenir les musulmans qui œuvrent dans ce sens. Ils sont nombreux, affirme le professeur, qui cite, en exemple, le centre Massarat, à Bagdad, fondé par Saad Salloum, un chiite qui travaille sans relâche pour la reconnaissance de la diversité en Irak. M. Salloum a publié en 2014 un état des lieux des chrétiens d’Irak, dans lequel il écrit : « Si l’arbre de l’Irak est musulman, ses racines sont chrétiennes. Est-il possible pour un arbre de vivre sans ses racines ? »