Le monde est devenu, à n’en point douter, un grand village. Nul pays ne saurait prétendre évoluer en s’isolant de son environnement proche, ou aussi de zones d’influence lointaines. À cet égard, les grands débats d’idées et les conflits à caractère existentiel qui en découlent dépassent largement, souvent, le cadre étroit des frontières nationales. Le Liban n’échappe évidemment pas à la règle. Peut-être même un peu trop. Car depuis la première indépendance de 1943, le pays du Cèdre a été, à différentes périodes de son histoire contemporaine, ballotté par les courants géopolitiques et de pensée antagonistes qui plongeaient la région dans une situation d’instabilité chronique.
Cette réalité, combinée à la non-maturation de l’équilibre libanais interne, a été à la base de toutes les guerres et crises aiguës qui ont jalonné les développements des dernières décennies. C’est pour sortir de ce cercle vicieux des confrontations internes ayant pour toile de fond « la guerre des autres » (pour reprendre le terme de Ghassan Tuéni) que nombre de leaders et pôles politiques, notamment au sein du camp chrétien, réclamaient avant le déclenchement du conflit libanais l’adoption d’une politique étrangère de neutralité, considérée comme un facteur de stabilité durable. Cette revendication était toutefois systématiquement rejetée par le leadership musulman qui l’interprétait comme une tentative de se désolidariser de la cause palestinienne, lorsque l’OLP faisait pratiquement la loi à Beyrouth. Depuis, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts, et la fameuse déclaration de Baabda avalisée en juin 2012 à la quasi-unanimité des leaders et chefs de file actuels, sous l’impulsion du président Michel Sleiman, représente une consécration nationale de cette idée de neutralité, perçue sous l’angle de la distanciation par rapport à la politique des axes dans la région.
Du fait de sa doctrine et de son projet transnational, le Hezbollah ne saurait, par essence, s’accommoder de cette notion de neutralité, dont il n’a cure, d’ailleurs, mettant ainsi en péril la formule libanaise du vivre-ensemble. Mais dans le camp opposé, celui du 14 Mars, peut-on considérer que l’élan de solidarité avec l’Arabie saoudite face aux attaques répétées du Hezbollah contre le royaume est une violation de la politique de distanciation, dans un contexte marqué par le violent bras de fer entre le pouvoir wahhabite et le régime des mollahs iraniens ?
Une constatation s’impose sur ce plan : la neutralité devrait être de mise lorsqu’une hostilité se manifeste entre deux pays ou deux axes arabes. Mais si un pays ou un axe arabe est la cible d’une agression caractérisée de le part d’un État tiers, le Liban n’a-t-il pas le devoir d’exprimer sa solidarité avec le pays agressé, surtout lorsque ce dernier entretient des rapports étroits et privilégiés avec lui et que, de surcroît, il est engagé dans un programme d’aide massive – sous forme de don – à l’armée nationale ?
Il ne s’agit pas cependant de faire fausse route. L’enjeu aujourd’hui est de s’opposer aux tentatives d’ancrer le Liban à la sphère d’influence de la République islamique iranienne sans pour autant devenir un satellite de l’Arabie saoudite. Stigmatiser la campagne acharnée et haineuse menée par le Hezbollah contre Riyad est une chose, et adopter une attitude de soumission totale envers le royaume wahhabite en est une autre.
L’ensemble de la région est le théâtre d’une lutte meurtrière entre deux axes dont les porte-étendards sont Téhéran et Riyad. Au plan strictement local, cette lutte se traduit par le fossé qui s’agrandit sans cesse entre deux projets antagonistes : l’un centrifuge, mené par le Hezbollah, qui cherche à entraîner le pays sur la voie d’une confrontation militaro-sécuritaire sans horizon, au service de la raison d’État iranienne ; et l’autre centripète, conduit par le 14 Mars, qui prône précisément une politique de neutralité vis-à-vis des axes régionaux, dans le but de permettre aux Libanais de se retrouver entre eux, de se mettre à la recherche de leur équilibre interne, et d’édifier un État garant du pluralisme libanais.
Il se trouve qu’il existe une convergence d’intérêts entre le projet souverainiste centripète et le camp conduit par le royaume saoudien. Le grand défi est de pouvoir s’opposer aux visées iraniennes sans toutefois faire preuve de suivisme aveugle à l’égard du puissant allié régional et sans s’impliquer, sur le terrain, dans le conflit en cours. C’est alors que la politique de neutralité aura pris toute sa dimension… Dans le but d’aboutir à une stabilité durable et de consolider le vivre-ensemble et les spécificités qui font la raison d’être du pays du Cèdre.