IMLebanon

Le Hezbollah et son « roi nu »

 

 

À la mémoire du professeur Jean Salem

Il faut, plus que jamais, à l’heure actuelle, lire le document d’entente entre le Courant patriotique libre (CPL) et le Hezbollah à la lumière de la fonction latente de ce texte pour les deux formations concernées.
Michel Aoun n’a jamais eu, historiquement, beaucoup de respect et de fidélité pour les textes qu’il approuvait, comme le souligne l’éditorialiste d’an-Nahar, Élie el-Hajj, dans un article publié lundi dans le quotidien an-Nahar.

Passons l’épisode fumeux de l’accord tripartite que ses détracteurs, notamment le président Amine Gemayel, l’accusent d’avoir cautionné à l’époque. Lors de la signature de l’accord de Taëf en 1989, le général Aoun, devant la foule rassemblée dans la cour du palais présidentiel de Baabda, avait affirmé soutenir les réformes constitutionnelles, focalisant son rejet de l’accord – et à juste titre – sur la formulation vaseuse de l’article portant sur la présence militaire syrienne, et donc sur la question de la souveraineté.

Depuis son retour en 2005, et au gré de ses intérêts politico-communautaires, le chef du CPL a changé d’avis et a réactualisé son discours, qu’il a sorti du thème laïco-national de la souveraineté, pour plonger dans le discours populisto-sectaire orienté sur la corruption de l’équipe Hariri et la spoliation du pouvoir, notamment présidentiel, par la communauté sunnite.

À l’évidence, ce sont, cette fois, les réformes constitutionnelles de Taëf qui sont devenues l’origine du mal, le général ayant, du reste, fait sa paix personnelle avec le régime Assad, au point de ne plus évoquer que d’une manière bien chétive, et juste for old time’s sake, les atrocités assadiennes – désormais attribuées, toujours dans une relecture très personnelle et intéressée de l’histoire, à l’aile sunnite du régime, Khaddam-Chéhabi-Kanaan (naturellement en collusion avec Rafic Hariri), la dynastie alaouite étant, elle, blanchie au nom de la sacro-sainte « alliance des minorités ».

De même, il ne reste plus grand-chose non plus du corpus de valeurs qui fut à l’origine du Syria Accountability and Lebanese Sovereignty Restoration Act, dont le général Aoun était si fier qu’il en témoignât devant le Congrès US en 2003. En 2011, le chef du CPL a même été, dans sa défense du régime syrien et dans son « anti-impérialisme », jusqu’à renier la Déclaration universelle des droits de l’homme, sur laquelle il s’était pourtant fondée mordicus dès 1989 pour justifier sa « résistance à l’oppression » syrienne.

Dans la même perspective, le livret orange publié lors des élections de 2005, et qui incarnait l’esprit du discours aouniste des temps de l’exil (1990-2005), concernant notamment la question du rétablissement de la souveraineté sur l’ensemble du territoire, y compris les armes du Hezbollah, est rapidement passé aux oubliettes une fois institué le document d’entente avec le Hezbollah, en février 2006.
Plus récemment, le Quitus impossible, réquisitoire contre la gestion des finances publiques par l’équipe Hariri dans l’après-guerre, a été lui aussi sacrifié, toujours par intérêt, sur l’autel des ambitions présidentielles du général et, partant, de son ouverture inéluctable sur Saad Hariri.

En résumé : Michel Aoun et les principes, surtout écrits, sont deux catégories d’analyse radicalement antithétiques.
Mais alors, pourquoi le document d’entente entre le CPL et le Hezbollah continue-t-il de fonctionner jusqu’à présent – quand bien même le général a songé un moment à s’en retirer après la débâcle pour le Liban de la guerre de juillet 2006, transformée en « victoire divine » pour les besoins de la consommation locale ? Qu’est-ce qui fait donc le secret de cette formule pour qu’elle ait enfin réussi à amarrer le général Aoun à une déclaration de principes ?
La réponse à cette question explique en partie ce qui se produit actuellement au niveau de l’échéance présidentielle.

* * *

Le document d’entente entre le CPL et le Hezbollah est fondé sur la rencontre entre deux intérêts convergents. En 2006, ayant compris que le 14 Mars – et partant, le camp « sunnite » – n’appuierait pas sa candidature à la présidentielle, le général avait été à la recherche de l’ennemi de son ennemi, le Hezbollah, pour jouer « le chiite contre le sunnite », dans l’espoir d’accéder, au terme d’une épreuve de force, à la magistrature suprême. Le Hezbollah, isolé sur la scène politique locale au lendemain du retrait syrien, avait besoin d’une couverture pour légitimer ses armes, désormais controversées.

C’est donc un contrat en bonne et due forme qui a été conclu en l’église Mar Mikhaël, contrat cependant vicié, les deux parties n’étant pas d’égal à égal, en dépit de leur besoin imminent l’un de l’autre. Le chef du CPL avait beau bénéficier d’un « tsunami » de partisans et de sympathisants chrétiens du fait des législatives de 2005, phénomène suffisamment imposant pour diffuser une image positive du Hezbollah et de ses armes, le Hezbollah, lui, avait une organisation paramilitaire, un arsenal puissant, des réseaux sociaux et mafieux transnationaux et un parrain régional omniprésent. Il y avait donc, dès le départ, pour simplifier les choses, une petite ou moyenne entreprise locale à la recherche de gros profits, et une grosse multinationale à la recherche d’une mine à exploiter.

La pratique n’a pas démenti cette équation : le Hezbollah n’a pas hésité à lâcher le général Aoun lors de l’accord de Doha, quand bien même le chef du CPL s’était fait un devoir de défendre systématiquement les intérêts du parti chiite, que ce soit dans la défense de son arsenal, la campagne de discrédit du Tribunal international, ou encore l’expédition punitive du 7 Mai contre Beyrouth et la Montagne.

Ce qui explique encore la longévité du document d’entente CPL-Hezbollah, là où toutes les autres déclarations de principes ont fait long feu avec le général Aoun, c’est l’ambition présidentielle – ainsi que le fait que la multinationale, avec le temps, a largement absorbé, au plan financier, sécuritaire, et même idéologique, par certains aspects, la petite ou moyenne entreprise. Si bien qu’il est difficile d’imaginer un instant cette petite ou moyenne entreprise recouvrer encore un semblant d’autonomie et de fonctionnalité en dehors du cercle vicieux de la dépendance.

Mais revenons à l’ambition présidentielle, qui est à l’origine, nous l’avons vu, de l’équation fondatrice du document d’entente. Pour fonctionner, l’équation nécessite que le chef du CPL soit en éternel état de demandeur à l’égard du parti chiite – en l’occurrence en matière de soutien présidentiel. Le charme opère, jusqu’à présent, comme un philtre d’amour, un envoûtement, voire une chimère. C’est pourquoi le Hezbollah maintient jusqu’à présent son halo de brume autour de cette question. Une fois le général président, le charme est brisé, l’équilibre rompu : Aoun en ressortirait gagnant, puisque affranchi de la relation de dépendance, et comment vérifier, dès lors, qu’il continuera de garantir, avec le même entrain, sa couverture aux armes ? Comment assurer, après coup, la fidélité d’un sujet inconstant ? Il faut donc maintenir la relation à un stade où le désir restera toujours exacerbé, où le plaisir ne sera jamais consommé, où la chimère continuera sans cesse d’opérer.

Le Hezbollah veut Michel Aoun : il n’y a aucun doute sur cela. Mais il le veut, jusqu’à présent, comme un « roi nu », gouvernant un royaume imaginaire, et dont la seule fonction est de légitimer son pouvoir de nuisance et son rognage des institutions, bien à l’abri dans l’enclos du document d’entente et l’alliance passionnelle, dont il ne pourrait jamais sortir. Et même s’il vient à l’adouber un jour, au terme d’une longue cavalcade haletante, comme candidat à la présidence, ce ne sera qu’une fois certain que l’autoproclamé « patriarche politique des chrétiens » est désormais incapable d’atteindre sa chimère, et qu’il n’est plus réduit qu’à une simple fonction de nuisance : paralyser l’échéance.

Car, sur l’âpre terrain du réalisme politique, justement, le Hezbollah, dans sa quête insurrectionnelle du vide, montre qu’il ne veut pas plus de président de République que de dynamique institutionnelle, mais un blocage total qui lui permet pour l’instant de se focaliser sur ses « victoires » syriennes. Guidé par un mélange certain de sectarisme millénariste et de réalisme brutal, qui se résume en une vieille formule machiavélienne : « Qui gouvernera Damas régnera sur Beyrouth. »