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Le Liban à l’heure du syndrome d’Erostrate

Michel HAJJI GEORGIOU | OLJ

Erostrate. Le landernau politique libanais connaît-il le nom de cet obscur personnage qui, en 356 avant J.-C., entra dans l’histoire en provoquant un incendie qui détruisit complètement le temple d’Artémis à Éphèse – et qui doit une grande partie de sa gloire à quelques lignes bien placées de Jean-Paul Sartre ?
Pour la neuvième séance destinée à l’élection d’un président de la République, une cinquantaine à peine de députés ont jugé bon hier de se rendre à l’hémicycle, dans ce qui ressemble désormais à une parodie de rituels anciens vaguement évocateurs d’un temps où les usages démocratiques avaient cours, et où la Constitution possédait encore une certaine valeur – si bien que le président de la Chambre, Nabih Berry, s’est lui aussi dispensé de souscrire à ses devoirs, pour la seconde fois consécutive.
Mais trêve de réminiscences. Qui est donc Erostrate ? Chacun, subjectivité oblige, désignera le sien, quand bien même la plupart auront le bon sens de pointer du doigt, comme l’a déjà fait le patriarche maronite, ceux dont l’ego mégalomaniaque est devenu tellement démesuré qu’ils se moquent royalement de perpétuer une situation de crise politico-institutionnelle, qui plus est au moment où l’édifice se fissure au plan local et prend feu de partout au niveau régional.
Il y avait déjà l’interminable tragédie syrienne, dont le Liban ressent les moindres effets à tous les niveaux, et dans laquelle il est entièrement embourbé du fait de l’engagement militaire du Hezbollah à la rescousse du président Assad ; la tragédie syrienne, le fantasme d’une nouvelle « victoire divine » qu’elle présuppose pour le Hezbollah, et sa conséquence naturelle, en l’occurrence la nécessité d’envoyer toujours plus de jeunes Libanais mourir en Syrie pour que le rêve devienne enfin réalité. Avec, à la clef, un exode toujours plus massif de réfugiés syriens, qui provoque à son tour un malaise sociocommunautaire et économique de plus en plus important, ainsi qu’une poussée non négligeable des sentiments xénophobes, et, in fine, de violence qui n’appelle qu’à se manifester.
Voilà maintenant qu’avec l’apparition du monstre nébuleux communément appelé « Daech » au-delà des frontières syriennes, c’est l’exode dramatique des chrétiens d’Irak qui vient fragiliser encore un petit peu plus la psyché locale, doublé d’un sentiment d’impuissance qui provoque tantôt un sentiment de révolte rageuse et agressive, tantôt un repli identitaire amer et résigné. Les familles irakiennes chrétiennes, chassées de leur terre ancestrale par les terroristes qui les ont dessaisies de tous leurs biens, commencent à affluer au Liban. Il faudra prier pour que le gouvernement libanais prenne conscience de l’ampleur de la catastrophe qui se déroule et ne cède pas aux petites politiques partisanes mesquines, qui avaient déjà refusé, dès 2011, de concevoir l’idée d’un effondrement de la Syrie par affection pour Assad, et, partant, rejeté toute notion d’organisation du dossier des réfugiés syriens. Peut-être la tentation de la surenchère identitaire viendra-t-elle – pour une fois à point nommé, malheureusement – au secours des réfugiés chrétiens d’Irak pour qu’ils puissent être accueillis d’une manière digne et humaine.
La terre tremble partout dans la région, y compris à Gaza, où le sinistre bilan des affrontements entre le Hamas et Israël ne cesse de grandir de jour en jour, au détriment de la population civile palestinienne.
Qui plus est, chacune de ces commotions régionales provoque un débat passionnel à l’échelle interne, et ce n’est que le bon sens – le garde-fou des tragédies passées – qui continue, jusqu’à présent, d’empêcher que toute la violence contenue dans les esprits ne prenne corps.
Pourtant, le Liban politique, qui appelle tous les jours, à coups de sempiternelles déclarations lyriques, à une sanctuarisation de son territoire, ne semble pas pressé d’adopter, concrètement, une politique antisismique… s’en remettant probablement à quelque promesse internationale de quelque parapluie moral et diplomatique pour le protéger comme une sorte de talisman vaudou ; alors que toutes les indications montrent jusqu’à présent que la région se dirige vers d’importantes et profondes mutations, peut-être aussi importantes – et ravageuses – que celles que l’Europe avait connues au lendemain de la guerre de Trente Ans et du traité de Westphalie, pour reprendre l’analyse de l’épistémologue Antoine Courban.
Certes, Erostrate est entré dans l’histoire, mais d’une manière bien dérisoire. L’anecdote veut que, selon Plutarque, la destruction du temple d’Artémis à Éphèse ait eu lieu le jour de la naissance d’Alexandre le Grand. Tant et si bien que l’on doit à l’un des biographes d’Alexandre, Hégésias de Magnésie, la boutade suivante : « On comprend que le temple ait brûlé, puisque Artémis était occupée à mettre Alexandre au monde ! »
Mais quels Alexandres inattendus, inespérés, pourraient-ils bien naître là où toute rationalité semble avoir déserté cette partie du monde? Et quels Aristotes pour servir de précepteurs à ces derniers ? Le Liban mérite-t-il d’être abandonné aux Erostrates médiocres – et criminels, même – de ce monde ? Dans une région épurée de son pluralisme socioculturel, avec les phénomènes d’exodes de populations autochtones, de génocides et de politiques de terres brûlées, le pays du Cèdre mérite un effort particulier, volontaire, engagé, personnel, de tout un chacun, pour sauver sa formule imparfaite mais viable de
vivre-ensemble, à travers une réflexion commune sur la nécessité d’établir de nouveaux repères moraux et politiques et de refonder le contrat social sur des valeurs humanistes réelles et intégrales.