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Le loup, les brebis, chaperon rouge et le berger

ÉCHOS DE L’AGORA

 

Pour les uns, le citoyen ordinaire du Liban est comme Chaperon rouge. Depuis le début des protestations antidéchets, il semble incapable de discerner, derrière l’accoutrement de sa grand-mère, le loup qui pourrait finir par le dévorer. Pour d’autres, les Libanais moyens sont, depuis 2005, autant de brebis jetées en pâture parmi les loups.
Ce sont de telles images qu’on ne peut s’empêcher d’évoquer depuis le début des troubles qui secouent la capitale libanaise depuis une semaine. Certes, les protestataires se réclament majoritairement de cette société civile démocrate et bon enfant qui, par miracle, survit encore au Liban on ne sait trop comment, et s’obstine à croire dans son pays et dans sa propre capacité à changer le monde.
Mais nous avons pu constater que la foule protestataire, dite société civile, est fort diversifiée. Il y a certes Chaperon rouge, l’agneau de La Fontaine, voire la chèvre de monsieur Seguin. Mais il y a aussi d’authentiques loups, de véritables fauves, de redoutables félins carnassiers, de multiples rapaces, de fieffés chenapans, des barbouzes sanguinaires ainsi que de noirs charognards déguisés en brebis, en caniches, en clowns ou en polichinelles, juste le temps de chevaucher le mouvement afin de pouvoir atteindre leur objectif, c’est-à-dire parvenir à l’enclos du berger. Arrivés à destination, ces casseurs et autres hooligans enlèvent leur masque, montrent leur vrai visage, sortent leurs griffes et leurs incisives, acérées et tranchantes, le temps d’effrayer Chaperon rouge et de la renvoyer chez elle. La manœuvre ne manque pas de subtilité redoutable. D’une part, le loup insuffle toute son énergie au mouvement pacifique de protestation et, d’autre part, il dissuade le mouvement en lui faisant comprendre que chez maître Loup, les brebis se taisent et peuvent, tout au plus, bêler selon son bon plaisir.
Tout semble donc se passer comme dans le roman de George Orwell La ferme des animaux, allégorie d’un ordre totalitaire où les brebis doivent bêler régulièrement durant quinze minutes le slogan : « Quadrupèdes bons, bipèdes mauvais », et ce afin d’étouffer tout questionnement et toute discussion sur le véritable sens de l’action. Ce slogan sera démenti lorsque les cochons, eux-mêmes quadrupèdes, deviendront des bipèdes dans ce délicieux roman noir qui appartient à la catégorie des grandes utopies négatives, comme Nous autres d’Evgueni Zamiatine ou Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley.
Mais où est donc le berger, c’est-à-dire l’État ? Sa ferme brûle, où est-il ? Le berger est malheureusement seul, tout seul, comme dans le roman de Peter Handke L’angoisse du gardien de but au moment du penalty. Il s’appelle monsieur Tammam Salam, ultime garde-fou de la légalité libanaise. Il ne peut compter sur personne ou presque tant les vautours et les rapaces de la classe politique continuent à se repaître de la chair de la République. On se doit de saluer monsieur Salam, un grand commis de l’État, ultime clé de voûte de l’édifice. Quant à la classe politique, sa gabegie et son inefficacité s’étalent devant nos yeux incrédules. Ceci est particulièrement valable pour les forces de la coalition dite du 14 Mars. Elles paraissent dépassées par le mouvement dont elles ne sont pas parvenues à prendre la juste mesure. Dix ans après 2005, les protagonistes de la révolution du Cèdre ne paraissent pas en mesure de saisir certains paramètres. Une bonne partie de cette jeunesse bouillonnante de 2015 est issue des rangs de la société 14-Mars. En dépit des corbeaux noirs qui tournent autour d’elle, elle souhaite sincèrement achever ce que ses aînés n’ont pas su faire à l’époque : tuer le père, l’ordre ancien, s’emparer du pouvoir et fonder un ordre nouveau. On a l’impression que ces forces sont actuellement débordées par les événements. Si elles ne se réveillent pas et ne réagissent pas rapidement, et si elles ne dépassent pas les clivages issus de 2005, le Liban risque bien de se laisser engloutir, tôt ou tard, dans les flots de sang de l’affrontement sunnito-chiite.
Seule une initiative rapide des sponsors externes pourrait encore nous éviter un tel scénario de cauchemar, à l’image des compromis de Taëf (1989) et de Doha (2008). En l’absence d’une telle initiative extérieure et vu le pourrissement auquel nous sommes parvenus, il n’y aurait alors plus de place que pour trois issues envisageables :

1 – Soit un forcing de la population excédée, une sorte de révolution constitutionnelle appuyée par les forces armées légales, qui contraindrait les députés récalcitrants à l’élection illico presto d’un président de la République. Ceci ouvrira la voie à la démission du gouvernement Salam et à la formation d’un nouveau gouvernement non hypothéqué par les « fromagistes » corrompus de la classe politique. Suivra l’exécution à la lettre de la Constitution libanaise de 1989 : mise en place d’un Sénat donnant aux communautés les garanties nécessaires ; élection d’une nouvelle Chambre des députés totalement libérée de l’hypothèque communautaire selon une nouvelle loi électorale, celle d’un scrutin majoritaire uninominal paraissant la mieux adaptée dans ces conditions. En effet, l’existence d’un Sénat rendrait désormais caduque la représentativité confessionnelle au sein de la Chambre et inutile tout scrutin législatif à la proportionnelle. À ce moment, un train de réformes globales pourra être mis en marche : décentralisation administrative la plus large possible, mariage et statut personnel civils optionnels, etc.

2 – Ou bien, solution extrême, un pronunciamiento réalisé par les mêmes forces armées avec toutes les conséquences que cela implique : suspension temporaire de l’application de la Constitution, loi unique, état d’urgence et atteintes aux libertés publiques.

3 – Ou, pire encore, le chaos généralisé qu’entraînerait une situation insurrectionnelle devenue incontrôlable.

Bref, vu l’urgence, il appartient aux Libanais de voir comment éviter le pire afin de ne pas être obligés d’accepter une Assemblée constituante qui mettrait fin au Grand Liban de 1920.