La situation actuelle peut être perçue soit sous l’angle statique d’un équilibre entre deux forces égales (le Futur et les Forces libanaises, d’une part, le Hezbollah et le Courant patriotique libre, d’autre part), où le compromis est la seule issue de déblocage, soit comme une dynamique d’alliances en mutation, ébranlées par des dialogues bilatéraux, et excluant certaines composantes.
Le groupe solidaire de huit ministres, qui a vu le jour en fin de semaine dernière, à l’issue d’une première « réunion de concertations » au domicile de l’ancien président de la République Michel Sleiman, suivie d’une autre, hier, au domicile du chef du parti Kataëb, l’ancien président Amine Gemayel, reflète à première vue, pour les observateurs les plus pragmatiques, un souci de repositionnement, à travers la crise actuelle de l’exécutif, du parti Kataëb (à travers ses trois ministres) et des chrétiens indépendants (l’ancien chef de l’État, représenté par trois ministres, ainsi que les ministres Boutros Harb et Michel Pharaon). Ce repositionnement serait justifié par les dialogues en cours (FL-CPL, Hezbollah-Futur, voire même le rapprochement Aoun-Hariri).
Il serait par ailleurs alimenté par la crainte qu’un accord sur la présidentielle soit approuvé à leur insu par les deux acteurs chrétiens, qui se sont récemment reconnus mutuellement le poids de leur représentativité, à savoir les Forces libanaises et le CPL.
Toutefois, en se limitant à l’angle strict des intérêts politiques pour trouver une justification à des rapprochements inattendus, notamment entre les Kataëb et le président Sleiman, cette lecture pragmatique manque de nuances. Et pour cause : la raison d’être primordiale de cette rencontre est d’interdire toute normalisation de la vacance présidentielle. Cet objectif est d’ailleurs la seule certitude défendue avec clarté par les participants à la « réunion des huit », et meuble les deux premiers points du communiqué dont a donné lecture hier le président Gemayel à l’issue des assises qui se sont déroulées chez lui. « Cette rencontre se veut l’expression nationale du refus du maintien de la vacance présidentielle », estime le texte, qui met en garde contre « les menaces existentielles et constitutionnelles » que cela comporte.
Si cette initiative des huit ministres a vu le jour en réaction à « l’usage détourné de l’exigence de l’unanimité au sein du cabinet, sur laquelle certains ministres se sont basés pour utiliser, à mauvais escient, un droit de veto », comme l’explique le ministre Ramzi Jreige à L’Orient-Le Jour, il reste que rien de précis sur la formule souhaitée par les huit ministres n’a pour l’instant été déclaré.
D’ailleurs, dans le communiqué en cinq points publié hier à l’issue de la rencontre, ce n’est qu’au troisième point que la question du mécanisme de vote au sein du gouvernement a été évoquée, et sur un ton plus souple que celui qui avait été adopté par les participants à la première réunion. « Les personnes réunies partagent le souci du maintien de la marche du gouvernement, sans entraves, dans l’esprit de la faciliter les affaires des citoyens et de l’État jusqu’à l’élection d’un nouveau président de la République », selon le texte, qui n’évoque ni le maintien du mécanisme de vote à l’unanimité (désigné aussi sous le terme de « mécanisme de consensus » ), ni ne préconise une limitation du travail du cabinet à l’expédition des affaires courantes. Confirmant l’existence d’un assouplissement concernant la position des huit ministres sur le mécanisme de fonctionnement de l’exécutif, le ministre Jreige apporte néanmoins à L’OLJ une précision : « Si un mécanisme différent de celui de l’unanimité doit être approuvé, cela doit se faire par consensus, au nom du parallélisme des formes. Le vote à la majorité absolue, par exemple, n’aura pas notre accord », a-t-il expliqué, en réponse à une question.
Mais le plus important dans la déclaration d’hier, c’est l’appui exprimé à ce niveau au Premier ministre Tammam Salam, qui est le signe d’un assouplissement de ses rapports avec les huit ministres. « Dans ce cadre, les personnes réunies soutiennent avec force les efforts du président Salam de créer un environnement productif lors des réunions en Conseil des ministres », souligne le communiqué. Réitérant la formule selon laquelle « ces réunions de concertation ne visent ni à créer un bloc indépendant ni à se départir du 14 Mars », le ministre Jreige lance d’ailleurs une affirmation qui s’allie sur la position du Futur : « Ceux qui bloquent le travail ministériel sont les mêmes qui bloquent la présidentielle. »
Selon le député Ahmad Fatfat, membre du bloc du Futur, il est erroné de croire en une confrontation quelconque au sein du 14 Mars. Les ministres « ont eu peur d’être écartés de la prise de décision au sein du gouvernement et ils se sont réunis pour renforcer leur position (version confirmée à L’OLJ par l’ancien ministre Sélim Sayegh). Ils ont eu raison de prendre cette initiative, mais leurs craintes sont infondées », déclare-t-il. En effet, « nul ne peut prétendre écarter ou isoler l’autre », explique le député, insistant surtout sur l’improbabilité d’un marché sur la présidentielle en faveur de la candidature du général Michel Aoun. « Je doute que Aoun puisse convaincre Samir Geagea de le soutenir, quelles qu’en soient les contreparties, et le courant du Futur refuse pour sa part toute forme de marchandage dans ce sens », souligne-t-il, laissant entendre que ce n’est pas le leader du Futur – qui a quitté Beyrouth hier soir à destination de Riyad – qui attend des contreparties. Interrogé enfin sur les risques de maintenir l’exécutif en marche à l’ombre de la vacance présidentielle, le député du Futur répond, laconique : « Bloquer les institutions pour faire élire un président de la République ne débloquera pas l’échéance. Pire encore, cela conviendrait parfaitement à ceux qui bloquent la présidentielle »…
Ces précisions étant faites, le rapprochement Sleiman-Gemayel-Harb-Pharaon – de même que la visite de l’ancien président de la République, hier, au patriarche maronite, Mgr Béchara Raï – obéit ainsi parfaitement à « la logique du dialogue multilatéral », pour reprendre la formule, parfaitement expressive, de l’ancien ministre Sélim Sayegh.