Deux petites phrases lancées au cours des derniers jours par deux pôles du 8 Mars en disent long sur ce qui pourrait être les arrière-pensées qui sous-tendent les récentes manœuvres politiques ayant pour toile de fond l’échéance présidentielle…
Le secrétaire général du Hezbollah a ainsi déclaré dans son discours du 25 mai que son parti n’est pas à la recherche d’un président « qui préserverait la résistance » (en l’occurrence, la milice du Hezbollah) car c’est « la résistance qui protège l’État, le peuple, la patrie, l’entité, la souveraineté et l’honneur »… Une façon diplomatique de dire – ou plutôt de confirmer – que le Hezbollah se pose en tuteur de l’État et de la République. Et le chef du parti pro-iranien de relever en outre le caractère « sérieux » du dialogue initié entre le leader du courant du Futur, Saad Hariri, et le Courant patriotique libre. Cela nous amène à la seconde petite phrase de ces derniers jours… Le général Michel Aoun a ainsi préconisé, dans une interview, la mise en place d’un « axe tripartite » le regroupant lui-même ainsi que Hassan Nasrallah et Saad Hariri.
En combinant les termes de ces deux déclarations, nous aboutissons au très plausible scénario suivant : le chef du CPL, d’un commun accord (à n’en point douter) avec le Hezbollah, déploie d’intenses efforts pour amener Saad Hariri à quitter les rangs du 14 Mars et à conclure une alliance avec lui et le Hezbollah, dans le cadre d’un partage du pouvoir entre ces trois pôles, incluant probablement une répartition des contrats portant sur l’exploitation des ressources pétrolières et gazières du pays. En mettant l’accent sur « le sérieux » du dialogue entre Saad Hariri et le CPL, Hassan Nasrallah paraît confirmer et avaliser un tel scénario.
Il reste que la question à laquelle aucune réponse tranchée n’a encore été donnée est de savoir si le leader du courant du Futur est réellement disposé à franchir le Rubicon et à changer, pratiquement, de camp. Car pour le Hezbollah c’est de cela qu’il s’agit en réalité : il chercherait à inciter Saad Hariri à rompre avec le 14 Mars pour rejoindre les rangs des alliés du 8 Mars. Un « remake », en quelque sorte, de l’opération (réussie) qui avait visé, début 2011, Walid Joumblatt, lequel avait été soumis à de fortes pressions et à des manœuvres d’intimidation miliciennes qui l’avaient contraint à claquer la porte du 14 Mars pour entrer dans le giron du Hezbollah, ne fut-ce que timidement et sans grande conviction.
D’aucuns affirment qu’en entretenant le dialogue avec le CPL, le leader du courant du Futur a pour objectif de faire en sorte que les liens entre la mouvance aouniste et le Hezbollah se distendent, autant que faire se peut. Mais c’est mal connaître la nature de ces liens. Le général Aoun est prisonnier, concrètement, de son allié chiite. Il n’est nullement en mesure, même s’il le désire, de quitter l’orbite irano-syrienne, pour moult considérations, essentiellement sécuritaires, financières et politiques. Si le « dialogue » entre le CPL et le Futur venait ainsi à aboutir, ce serait donc Saad Hariri qui serait attiré par la force d’attraction hezbollahie et non pas le général Aoun qui parviendrait à s’éloigner de l’orbite de son allié pro-iranien. Pour le tandem Nasrallah / Aoun, une telle opération, si elle réussit, reviendrait à placer concrètement le chef du courant du Futur sous la coupe du Hezbollah dont il deviendrait l’otage, car dans le cadre de l’axe tripartite évoqué par Michel Aoun, il paraît tout à fait évident que c’est le Hezbollah qui est le maître absolu du jeu.
En affirmant dimanche dernier que c’est son parti qui « protège l’État, le peuple et la patrie », Hassan Nasrallah a clairement réparti les rôles, ou plutôt a rappelé sans ambages sa fonction de tuteur supranational qu’il s’octroie lui-même, manu militari, sur la scène locale. Et en mettant l’accent sur l’importance des pourparlers entre le CPL et le Futur, de manière concomitante à son positionnement en tant que parrain, il semble définir les contours et la finalité de l’ouverture du général Michel Aoun en direction de celui contre qui il a mené une guerre sans merci pendant neuf ans.
Ces avances faites à Saad Hariri constitueraient en quelque sorte l’assaut final lancé contre la forteresse du 14 Mars. La première contre-offensive orchestrée afin de saper les fondements de la révolution du Cèdre s’est traduite par la série d’assassinats et d’attentats qui ont visé à partir de 2005 nombre de ténors du 14 Mars. Puis ce fut l’occupation du centre-ville, en 2006, pour provoquer la chute du cabinet de Fouad Siniora. Vinrent ensuite l’offensive meurtrière du Hezbollah, le 7 mai 2008, contre Beyrouth-Ouest et la Montagne druze, ainsi que la manœuvre d’intimidation visant Walid Joumblatt. Le tour de la ligne de défense représentée par Saad Hariri est-il donc venu ?
Force est de relever sur ce plan que le leader du courant du Futur n’a sans doute pas oublié ses expériences passées avec le camp irano-syrien. Les développements de ces dernières années ont illustré clairement, en effet, une triste réalité dont les Libanais sont parfaitement conscients, à savoir que ni le Hezbollah ni le régime syrien respectent leurs engagements, mêmes écrits. On l’a vu à l’occasion du sort qui a été réservé à l’ouverture que Saad Hariri a été amené à effectuer en direction du régime syrien, et de Bachar el-Assad en personne, sous l’égide de l’Arabie saoudite, en contrepartie de promesses illusoires (qui se sont envolées en fumée) portant sur un prétendu règlement global à la crise et une réconciliation interlibanaise. Nul n’a oublié aussi comment le Hezbollah a renié, sans sourciller, les engagements qu’il avait pris à Doha et qu’il a balayés d’un trait de main en provoquant la chute, début 2011, du gouvernement de Saad Hariri au même moment (et la synchronisation était quasi parfaite) où le Premier ministre était reçu à la Maison-Blanche. Sans compter le dernier épisode en date, lorsque le Hezbollah a renié, purement et simplement, son appui officiel à la déclaration de Baabda.
À l’ombre de telles données, ce serait faire preuve d’une stupéfiante naïveté de croire que le général Aoun pourrait prendre quelque peu ses distances à l’égard du Hezbollah, ou encore qu’il serait possible d’établir une alliance équilibrée, et digne, ou même une trêve sérieuse, avec le parti iranien… L’enjeu dans un tel contexte – et Saad Hariri ne l’ignore sûrement pas – n’est rien moins que préserver tous les acquis historiques, tous les sacrifices, qui ont été à la base de la révolution du Cèdre, dans le sillage du funeste attentat terroriste du 14 février 2005 dont nul n’ignore, désormais, les commanditaires et les exécutants…