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Le Printemps du Patriarche

 

 

L’ÉCLAIRAGE

La reconquête de la souveraineté et de l’indépendance libanaise, entre 1990 et 2005, a indubitablement été le fruit d’un apport cumulatif de plusieurs volontés individuelles et collectives. Cependant, en dépit de la chape de plomb qui régnait sur le pays du Cèdre, une voix, sur le territoire libanais, a maintenu la flamme contre vents et marées, pavant lentement, posément, mais sûrement, la voie au printemps de Beyrouth : celle du patriarche maronite Nasrallah Sfeir. Pour le dixième anniversaire du retrait syrien – et le 95e de Mgr Sfeir, le 15 mai prochain –, l’hommage au patriarche de l’indépendance s’avérait incontournable.

Michel HAJJI GEORGIOU | OLJ

Il s’exprime peu, ces jours-ci, mais cela n’est guère étonnant. Car, par-delà l’humilité légendaire du personnage et la déférence envers la nouvelle autorité qui a pris le relais, il y a surtout le nécessaire, l’incontournable repos du guerrier, au terme d’un mandat des plus mouvementés (1986-2011), marqué par les combats fratricides et intracommunautaires de la fin de la guerre civile, le sentiment d’échec et de frustration chrétien de l’après-guerre, les « jours funestes » de l’occupation syrienne puis l’éclaircie du printemps de Beyrouth, rapidement ensanglantée par les assassinats et la contre-révolution milicienne menée par le Hezbollah.
De toute manière, le cardinal Nasrallah Sfeir s’est toujours caractérisé par son manque d’appétit pour le verbiage, en dépit de son éloquence extraordinaire et de son sens unique de la formule, brève, corrosive, létale. Il suffisait en effet de quelques mots sobres, dépareillés, presque monotones, voire d’une onomatopée tatillonne, proclamée souvent d’une voix grêle, dépassionnée, sage, pour faire trembler toute la République inféodée à l’occupant et provoquer un tonnerre de réactions passionnelles orchestrées par Damas. Qu’à cela ne tienne, le patriarche maronite ne polémiquait jamais avec personne. Outre la noblesse, la sagesse et la responsabilité que lui imposait son rang, il s’était fait un point d’honneur d’éviter les duels paroxystiques ou les prises de position trop abruptes et capables de se répercuter négativement sur le pays en général et les chrétiens en particulier. Il était d’ailleurs impossible de lui arracher plus que le message qu’il voulait transmettre : que de journalistes en quête de sensationnalisme s’y sont cassé les dents !

 

À l’école de Chiha et de Vatican II
Pour les mêmes raisons, et cohérence oblige, l’homme n’a jamais voulu jouer aux matamores, aux grands séducteurs des foules, même au lendemain de la visite du pape Jean-Paul II au Liban, en mai 1996, qui consacra définitivement son rôle politico-spirituel de leader à même de sortir les chrétiens de leur marasme latent hérité de la guerre, et même après avoir acquis, à partir du célèbre appel des évêques maronites de septembre 2000, une stature nationale symbolique sans pareille, semblable à celle de Jean-Paul II dans son combat pour abattre le rideau de fer. Le populisme et Mgr Sfeir n’ont jamais fait bon ménage ; bien au contraire. Il suffit d’ailleurs de faire une relecture de sa biographie très fouillée par notre confrère Antoine Saad – dont trois tomes sont disponibles pour l’instant – pour se rendre compte que, très souvent, depuis 1986, le cardinal Sfeir a même été la victime propitiatoire – et pas seulement sur le plan moral ou politique, mais aussi physiquement – des relents de poujadisme, de césarisme ou de mussolinisme qui poussaient certaines figures à la manipulation des masses.
Mais pouvait-il en être autrement d’un homme dont l’idéal politique, loin des milices et des « chefs suprêmes », ressemblait à Raymond Eddé, ou, plus tard, à Nassib Lahoud ? Séduit tôt dans son parcours sacerdotal par les idées civiles, souverainistes et nationales du Bloc national, féru du libanisme à la fois onirique et lucide de Michel Chiha, formé à l’école réformatrice et moderne du concile Vatican II, Nasrallah Sfeir s’est avéré être l’homme providentiel dont le Liban de l’après-guerre, toutes communautés confondues, avait besoin pour retisser méticuleusement les liens intercommunautaires détruits par les affrontements et créer, sans tumultes, une volonté commune, et une unité politique et sociale autour de la restauration de la souveraineté libanaise. Aussi s’opposera-t-il systématiquement, durant deux décennies, à toutes les tentatives de torpiller la formule libanaise, de dénaturer l’âme du pays du Cèdre.

 

Étanche à « l’alliance des minorités »
Principal parrain chrétien de l’accord de Taëf – avec Samir Geagea –, que la majorité des courants chrétiens avaient rejeté en 1989, Mgr Sfeir s’était fait un point d’honneur, dès l’entrée en vigueur implacable de la « pax syriana », sur le corps du président René Moawad et les ruines du palais de Baabda, de réclamer sans relâche l’application de ces accords, surtout le retrait des forces syriennes du Liban. Cependant, en 1992, il ne pouvait compter sur pratiquement personne. Quatre des principaux leaders maronites, Raymond Eddé, Amine Gemayel, Michel Aoun et Dory Chamoun, se trouvaient en exil en France. Samir Geagea, isolé, n’allait pas tarder à entrer en prison en 1994. En dépit de son appel au boycott des élections législatives de 1992, un certain nombre de notables chrétiens avaient quand même été se faire élire avec des nombres de voix dérisoires. Or, le patriarche sera considérablement affaibli, tout au long de sa bataille pour recouvrer la souveraineté et l’indépendance du Liban, par ces deux tendances chrétiennes archétypales et antinomiques : d’une part, un front d’opposition miné par les vieilles rancœurs du passé, les querelles intestines et les combats de chefs, et, de l’autre, une ribambelle de figures avides de se jeter dans les bras du tuteur pour se gagner une place au soleil.
Avec les premiers, l’effort sera difficile, mais néanmoins couronné de succès, puisque, avec le temps et sous son parrainage, une opposition de l’intérieur pourra enfin, bon gré, mal gré, se mettre en place, en 2001, avec la fondation du Rassemblement de Kornet Chehwane sous son égide et sous la direction du vénérable Mgr Youssef Béchara. Seul le général Michel Aoun préférera faire bande à part pour préserver sa propre tonalité politique. Les rapports entre le patriarche et lui resteront d’ailleurs tendus, en dépit de tout, puisque, après son retour, le chef du CPL se proclamera, dans une attitude de défi aux positions hostiles de Mgr Sfeir à l’axe Damas-Téhéran, « patriarche politique des chrétiens ».
Le second camp, en revanche, tentera inlassablement, au fil des ans et des personnalités – parmi lesquels Kabalan Issa el-Khoury, Rochaid el-Khazen, Élie Ferzli, Sleimane Frangié, mais beaucoup d’autres aussi–, de convaincre le patriarche d’oublier son projet d’unité islamo-chrétien en vue de rétablir la souveraineté du Liban, au profit d’une alliance maronito-alaouite avec le régime syrien, en faisant miroiter au patriarche qu’une telle conjonction de forces aurait pour effet de remettre les chrétiens en position de force. En dépit des tentatives des chantres de « l’alliance des minorités », Mgr Sfeir ne se laissait jamais séduire par ce projet, qui représente pour lui une négation du Liban, et refusera inlassablement de faire au régime Assad cadeau d’une visite à Damas. De plus, de multiples tentatives de dialogue avec le directoire syrien, menées par une multitude d’émissaires proches de Bkerké – tels que Fouad Boutros, Samir Frangié, Boutros Harb ou Georges Frem –, lui prouveront, au fil des ans, combien le régime alaouite est un menteur pathologique, insusceptible de la moindre confiance.

 

Un héros malgré lui
Le boulet des divisions chrétiennes incitera cependant Nasrallah Sfeir – conscient que le silence des élites musulmanes face à la mainmise syrienne n’était pas tant dû au consentement qu’au poids de la botte syrienne ; il était cependant certain qu’elles se révolteraient un jour – à prendre la barre pour diriger le navire de l’opposition à la tutelle syrienne ; non pas à la tête de divisions de blindés ou de fantassins, mais à coups d’homélies, de discours, d’offices religieux, de rencontres diplomatiques avec de grands décideurs, d’actes politiques rassembleurs hautement symboliques et de leçons de démocratie, de droit et de libertés publiques, à chaque fois que l’appareil sécuritaire libano-syrien sévira, tantôt pour arrêter, torturer et incarcérer arbitrairement des opposants politiques, tantôt pour réprimer des manifestations et interpeller des étudiants.
Le premier clou dans le cercueil de l’occupation syrienne sera en effet très certainement le synode pour le Liban et l’Exhortation apostolique qui en émanera et qui sera remise par le pape Jean-Paul II au peuple libanais à Harissa. Le Vatican, sous l’impulsion notamment du tandem Jean-Paul II-Achille Silvestrini, président, à l’époque, de la Congrégation des Églises orientales, jouera, dans ce cadre, un rôle fondamental pour rendre au Liban sa souveraineté. Le synode sera aussi l’occasion de tisser des liens profonds et importants avec les sages au sein de l’islam, notamment l’imam Mohammad Mahdi Chamseddine.
Le second sera, justement, la couverture qu’il assurera après le retrait israélien du Liban-Sud, à travers son discours clair et posé fondé sur l’application de l’accord de Taëf et des résolutions internationales, à la mise en place d’une plateforme d’opposition plurielle, soutenue par la communauté internationale, notamment la France de Jacques Chirac, pour refaire l’indépendance du pays. Dans ce cadre, au lendemain des législatives de l’an 2000 et de son fameux appel de septembre, Mgr Sfeir donnera le feu vert à la formation de Ko-rnet Chehwane, effectuera une tournée symbolique aux États-Unis, se rendra au Chouf pour une réconciliation historique avec l’un de ceux qui figuraient parmi ses plus grands détracteurs, Walid Joumblatt – provoquant une réaction hystérique du mandat Lahoud à travers les rafles, puis la ratonnade des 7 et 9 août 2001 –, et se rapprochera énormément de Rafic Hariri, en lequel il avait toujours voulu voir « un nouveau Riad el-Solh ».
Provoqué directement par l’assassinat de son puissant parrain de l’ombre, Rafic Hariri, mené de front par un esprit politique hors pair, Walid Joumblatt, à la tête d’un vaste éventail de personnalités, réalisé grâce aux efforts d’intellectuels et de forces vives de la société civile comme Samir Kassir et Gebran Tueni, ainsi que chacun des manifestants du 14 mars 2005, le retrait syrien du Liban, dont nous célébrons aujourd’hui le dixième anniversaire, n’en reste pas moins le rêve fou, construit brique par brique avec la patience d’un vieil homme mû par les sacrifices de ses ancêtres, et d’un esprit jeune sans cesse guidé par l’espérance d’un renouveau. Un sage du Liban : Nasrallah Pierre Sfeir, le Patriarche de l’éternel Printemps.