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Le quatrième front

Guerre ou quasi-guerre ? Cette dernière notion, vieille déjà de plus deux siècles, Samuel Huntington la reprenait, dans son célébrissime – et fort controversé essai – de 1996, Le Choc des civilisations, à propos des diverses campagnes occidentales menées à cette époque contre le terrorisme. Ces offensives se résumaient alors à des frappes aériennes accompagnées d’opérations clandestines.

Rien qu’une quasi-guerre alors, ces bombardements incessants visant aujourd’hui, en Syrie comme en Irak, les hordes terroristes ? Quasi-guerre peut-être, guerre quand même, est-on bien obligé de constater. Et cela ne serait-ce qu’en raison de l’ampleur sans précédent, comme de l’implacable régularité, de ce blitz dont la cible, pour la première fois, n’est plus cette fois un État constitué, tels l’Irak de Saddam Hussein ou la Libye de Kadhafi, mais un mouvant territoire transfrontalier s’adjugeant, dans une double et criante imposture, un statut d’État et la qualité d’islamique.

C’est vrai qu’aucune guerre (et encore moins une

quasi-guerre) ne peut être gagnée par la seule voie des airs. Les chefs de la coalition internationale le savent bien, qui nous promettent non point des mois mais des années d’un effort soutenu s’il faut venir à bout de l’hydre. Ils savent que même s’il ne reste plus pierre sur pierre dans le Daechland, viendra l’inévitable moment où le fantassin devra prendre le relais du pilote de Tomcat, où il faudra mettre les pieds dans les bottes. Et puis les bottes sur le sable pour s’en aller affronter, non plus sur les écrans radar, mais face à face ces hordes fanatisées qui sèment si frénétiquement la mort sans la redouter eux-mêmes. On aurait tort, pour autant, de minimiser l’effet dévastateur de ces raids massifs sur les troupes, équipement et installations de l’ennemi : lentement mais sûrement, c’est sa capacité de résistance à l’assaut final qui va se trouver ramollie.

Mieux encore, c’est au nerf de la guerre – l’argent – que s’en prennent depuis peu les coalisés en détruisant les principales ressources financières de l’État islamique : c’est-à-dire ces complexes pétroliers dont se sont emparés les terroristes et dont ils vendent à bas prix le produit à des pays pour qui le pétrole n’a pas plus d’odeur que les gros sous… Militairement bien emmanchée, s’accompagnant d’une notable pression économique, la campagne contre Daech peut prétendre par ailleurs à une large audience politique et diplomatique. À défaut d’un feu vert onusien, les Occidentaux disposent d’une confortable couverture musulmane, et plus précisément sunnite, ce qui interdit aux mécontents toute latitude de crier à la croisade.

Reste cependant à garnir et consolider l’ultime front, qui n’est pas des moindres, s’agissant en effet du volet psychologique d’une guerre à nulle autre pareille. Le propre (si l’on peut dire) du terrorisme, sa diabolique vocation, c’est de terroriser. Or on peut se demander si, bien involontairement, nous ne l’aidons pas à ce faire. Les medias doivent-ils ou non rendre compte des méfaits de la barbarie ? Bien sûr. Doivent-ils absolument répercuter, et parfois même amplifier, les ravages que font ces crimes dans l’imaginaire collectif des sociétés visées ? Le sujet est bien davantage matière à discussion.

Ce débat n’est certes pas nouveau, mais les phénoménaux progrès technologiques dans le domaine de la communication n’ont fait que le compliquer davantage. Les réseaux sociaux se jouent des contraintes de l’éthique. De leur côté, et bien que nostalgiques des temps médiévaux, les terroristes ne manquent pas d’user des moyens de la modernité pour promouvoir, sur le Net, leur sinistre propagande. Le comble serait toutefois que la barbarie puisse, contre toute logique, tirer profit des orgies cathodiques que provoque chacun de ses crimes. Au lendemain de la décapitation, en Algérie, d’Hervé Gourdel, plus d’une chaîne de télévision française consacrait ainsi la quasi-totalité de son journal télévisé aux témoignages attristés des proches, amis et voisins de quartier de l’infortuné guide touristique. C’était évidemment poignant. Mais c’était déstabilisant, effrayant aussi ; or, n’est-ce pas précisément ce que recherchent les terroristes qui, un peu à la manière des adeptes du jiu-jitsu, canalisent à leur profit la force médiatique, bien supérieure, de l’adversaire ?

C’est chez nous, pour ne pas changer, que ce vieux dilemme revêt, en ce moment, une acuité et une portée particulières. Nulle part ailleurs au monde les familles d’otages ne coupent les routes pour contraindre les autorités en place à négocier leur libération avec les ravisseurs. Nulle part ailleurs, en revanche, les familles atteintes n’éprouvent un si cuisant sentiment d’abandon de la part des responsables, de défiance envers un État failli, tenu en un rageur mépris et qu’elles abreuvent d’insultes. Les familles des militaires tombés aux mains des égorgeurs de Daech ne font-elles qu’affaiblir encore, de la sorte, la position déjà précaire de cet État ? Objectivement, oui. Mais qui irait leur en faire reproche ? Que feriez-vous vous-même si, par malheur, c’était un époux, un fils, un frère qui vous était enlevé sans que vos gouvernants remuent ciel et terre pour le retrouver ?

La controverse, on le voit, n’est pas près d’être tranchée.