Lélia Mezher
« Cette fois, la décharge ne rouvrira pas ses portes, ou bien il faudra passer sur le corps des habitants de Naamé et je vous le dis, le sang coulera. » C’est en ces termes que le président du mouvement écologique, Paul Abi Rached, s’exprimait hier en soirée alors qu’il se rendait, précisément, sur le site de la décharge de Naamé. Pendant ce temps, à Beyrouth et dans les proches banlieues, les bennes à ordures stockaient déjà le double de leur capacité, au premier jour de la fermeture de la décharge.
Comment les Libanais en sont-ils arrivés là ? Pour Paul Abi Rached, il y a deux causes majeures. D’abord
« l’ignorance de ceux qui s’occupent du dossier des déchets » et ensuite « une bonne dose de mauvaises intentions puisqu’au lendemain de la fin du contrat de 20 ans de Sukleen à Beyrouth et dans le Mont-Liban, il y a un projet de monopolisation du traitement des déchets par trois sociétés majeures, monopole que les responsables voudraient mettre en place sous couvert d’un partage du Liban en six régions, dans lesquelles seront installés des incinérateurs ».
Le projet d’installation d’incinérateurs n’est pas une mauvaise solution en soi, à en croire le député Mohammad Kabbani qui indique à L’Orient-Le Jour avoir visité à deux reprises des incinérateurs « l’un au cœur de Berlin, l’autre au cœur de Vienne, et je vous promets ce dernier avait des allures de musée d’art moderne. Aujourd’hui, la technologie fait en sorte de régler un bon nombre de problèmes ». Ce à quoi Paul Abi Rached rétorque qu’un incinérateur nécessite « au moins cinq ans pour devenir opérationnel, à compter de la date de la signature du contrat ». « Ils vont brandir l’idée des incinérateurs dans cette atmosphère surchauffée et profiter de la vague d’indignation populaire pour faire accepter cela à l’opinion publique, sachant qu’en fait ils vont se départager entre eux les bénéfices de ces juteux contrats », sans résoudre dans l’immédiat l’urgente crise sanitaire qui se profile dans le pays, notamment en plein été et alors que la chaleur du mois de juillet se fait de plus en plus écrasante.
Le ministre de l’Environnement Mohammad Machnouk affirmait dans ce contexte, hier, que le dossier des déchets « sera probablement abordé lors de la séance du Conseil des ministres » jeudi prochain, pendant que l’ancien ministre et membre du bloc de la Réforme et du Changement, Sélim Jreissati, confiait que son parti se rendait au Conseil des ministres de jeudi prochain « avec un état d’esprit positif ; le blocage n’est pas notre objectif ». M. Jreissati a toutefois mis en garde contre le fait que « personne n’est en mesure de nous coincer en nous soumettant des dossiers fabriqués de toute pièce comme celui des déchets ». Et d’ajouter : « Ils veulent nous soumettre ce dossier pour que nous assumions avec le Hezbollah la responsabilité de la propagation des déchets dans les rues. Ce dossier a d’ores et déjà été traité en Conseil des ministres, un cahier des charges ainsi que des appels d’offres ont été mis en place. Le ministre de l’Environnement est donc responsable de la réapparition de ce dossier en Conseil des ministres et nous l’appelons donc à assumer ses responsabilités. » )
Situation d’urgence
Pourtant, en pratique, la société Sukleen a fait savoir hier après-midi qu’au vu de la fermeture de la décharge de Naamé, elle avait suspendu le ramassage des ordures mais que « les opérations de nettoyage des rues allaient se poursuivre ». De plus, la société va également s’atteler à vaporiser « de puissants insecticides et désinfectants afin d’empêcher la prolifération d’insectes et la propagation des germes ». C’est d’ailleurs mus par l’urgence de la situation que les députés de Beyrouth se sont réunis hier avec le Premier ministre Tammam Salam afin de plancher sur ce dossier. Au terme de la réunion, Mohammad Kabbani a martelé qu’il était « déplacé de ne pas être inquiet de la situation ». « Vouloir fédéraliser les déchets, c’est venir à bout de l’État », a-t-il ajouté par téléphone à L’Orient-Le Jour. « Nous sommes tous les habitants d’un même pays, ne commençons pas à départager telle ou telle région, au détriment de notre intérêt commun. Il est du devoir du gouvernement de trouver une solution durable à ce problème et pour nous, cette solution existe. Il s’agit de mettre en place des incinérateurs. »
Même ton alarmiste du côté du député Marwan Hamadé qui a qualifié la problématique de la décharge de Naamé de « maladie chronique qui menace plus que jamais la sécurité sanitaire des Libanais ». « Nous demandons aux habitants de Naamé de tenir bon dans leur décision de rester mobilisés » pour éviter la réouverture de la décharge, a-t-il aussi indiqué.
La ministre des Déplacés Alice Chaptini a également martelé que la priorité devrait être donnée au règlement de la question des déchets « alors que les autres questions moins pressantes peuvent être résolues en temps voulu ». De son côté, le député Ammar Houry appelait l’exécutif à se réunir « avant jeudi afin de plancher sur le dossier des déchets ». « La santé des citoyens est bien plus importante que n’importe quelle nomination », a-t-il ainsi ajouté.
Pour sa part, le président Michel Sleiman a écrit à ce propos sur son compte twitter : « La politique est dans la rue, les déchets sont dans la rue, et la rue rejette la paralysie. »
Revenir 20 ans en arrière
Au-delà des débats purement politiques il reste donc que la réalité du terrain et l’amoncellement des déchets ménagers et autres vont petit à petit envahir ruelles et quartiers. Ce à quoi le président du mouvement écologique Paul Abi Rached répond que la décharge de Naamé avait bel et bien prévenu que la prolongation de son ouverture pour un délai de six mois se ferait une « dernière fois ». « Mais, ajoute-t-il, personne ne les a pris au sérieux. » Certes, mais en attendant, la réalité gagne du terrain et la logique dirait qu’il faut agir rapidement pour éviter une double catastrophe écologique et sanitaire.
Pour M. Abi Rached, toutefois, l’expérience Sukleen n’a guère été concluante puisqu’il l’accuse d’avoir déversé toutes ces années durant « le jus des décharges dans la mer Méditerranée, un jus beaucoup plus toxique et polluant que celui des égouts ». Quelle solution adopter donc aujourd’hui dans l’urgence ? M. Abi Rached préconise de « revenir tout simplement 20 ans en arrière en faisant assumer le ramassage des ordures aux municipalités qui se chargeraient chacune de trouver des sites sur lesquels il faudrait installer des centres de traitement des déchets ». Pour lui, la question de l’environnement est certes un problème planétaire global mais l’action se doit de commencer « localement, même à plus petite échelle que le caza. C’est l’affaire des ménages qui doivent eux-mêmes trier leurs déchets car le Liban est doté d’une centaine d’usines de recyclage ». « De plus, ajoute-t-il, sur le plan pratique, il suffirait que les municipalités utilisent les 170 dollars par tonne qu’elles reversent à Sukleen pour trier leurs propres déchets. Une tonne de déchets, ce n’est rien, c’est 2 mètres par 1 mètre et c’est facile à trier. » « Le système actuel n’a mené qu’à une catastrophe écologique et sanitaire et a, en plus, augmenté la dette des municipalités », estime-t-il, rappelant qu’il est temps d’agir et de responsabiliser le citoyen à la gestion correcte des déchets ménagers. Pendant ce temps, à quelques kilomètres de Naamé, les responsables de la ville de Saïda s’élevaient hier en soirée d’une même voix pour refuser que leur ville fasse les frais de l’actuel blocage auquel est confronté le dossier des déchets. Le président de la municipalité de Saïda Mohammad Saudi, de même que Abderahman Bizri et le responsable politique de la Jamaa islamique de Saïda Bassam Mahmoud se sont tous élevés contre le probable transfert des déchets vers le dépotoir de Saïda.
En attendant le Conseil des ministres de jeudi et le probable débat autour de la gestion des déchets, les rues de la capitale et du Mont-Liban vont continuer à croupir sous les déchets. Il faut espérer que le spectacle désolant de la décomposition des ordures ménagères sous le soleil de juillet sera suffisant pour ramener les politiques à la raison. Et qu’ils trancheront en faveur d’une solution d’urgence qui ne mettra pas une nouvelle fois encore en danger l’équilibre écologique du pays et la santé des citoyens.