IMLebanon

Le temps des bourreaux

L’ÉDITORIAL

 

Inhumaine, la torture ? Pas si sûr hélas, puisqu’elle a été pratiquée à toutes les époques et par toutes les civilisations ; par tous les systèmes politiques y compris les démocraties à l’occidentale, pourrait-on même surenchérir. Et cela continue très probablement, de nos jours.
Qu’elle soit physique ou mentale, la torture est moralement indéfendable, quand bien même lui accorderait-on l’hypocrite appellation de technique d’interrogatoire avancée. Pire encore, elle peut s’avérer stupide et, au bout du compte, contre-productive ; c’est le cas notamment quand il s’agit d’arracher des aveux : mettez-y le paquet et, vrai ou faux, on vous avouera ce que vous voudrez. En en rajoutant même, s’il le faut…
Stupide elle aussi, et plus monstrueuse encore, est la torture pour la torture, pour le sadique plaisir de faire endurer souffrances et humiliations à l’ennemi sans défense. Or c’est ce type même d’intolérables sévices, infligés à des détenus islamistes, que montrent les vidéos qui ont circulé ces derniers jours ; et qui mettent à nu l’enfer des geôles dans ce Liban en lequel on a du mal à se reconnaître, maintenant que la prison de Roumieh – où une nouvelle mutinerie éclatait hier – a rejoint Mazzé, Abou Ghraib et Guantanamo au top ten de l’infamie.
En même temps qu’elle ravive dangereusement les tensions sectaires, cette triste affaire soulève une foule de questions. Pourquoi, ainsi, une ignominie remontant à plusieurs semaines n’est-elle relevée, reconnue et décriée par les responsables qu’après avoir été balancée sur les réseaux sociaux ? Quelles horreurs cachées abritent les autres lieux de détention, dans un pays où chacun des nombreux organismes sécuritaires passe pour être la chasse gardée d’une communauté précise ? Quels sont les dessous du conflit de responsabilités et de compétences opposant notoirement, en dépit de leurs protestations d’amitié, les ministres de l’Intérieur et de la Justice, tous deux membres du courant du Futur ? Et ces rivalités intestines ne sont-elles pas le résultat logique de l’absence prolongée, hors du pays, de Saad Hariri?
Reste cependant la question de base : à qui profite non plus cette fois le crime, mais la divulgation du crime ? Au Hezbollah, répond sans hésiter le ministre Achraf Rifi. Dévastateurs auront été, en tout cas, les effets d’une fuite rien moins qu’innocente : à Tripoli comme dans d’autres villes à dominante sunnite s’est littéralement embrasée une rue sunnite déjà irritée par l’impunité dont bénéficient les criminels ou délinquants de l’autre bord ; de véhéments appels à la démission du ministre de l’Intérieur ont été lancés par des dignitaires religieux ; et pour faire bonne mesure, les terroristes de Daech ont menacé d’exécuter les militaires libanais qu’ils retiennent en otage.
Tout se passe en ce moment comme si quelque main occulte œuvrait à généraliser, ici même, un phénomène de radicalisation qui ravage déjà les États environnants. Étant entendu que les extrémismes ne font que s’alimenter l’un l’autre en une spirale sans fin. Que les débordements des uns peuvent servir à légitimer – ou à faire oublier – les dérives des autres. Que le pire qui pourrait arriver, dans le contexte actuel, serait un déclin des modérés : une daechisation savamment préparée, sciemment provoquée, du sunnisme libanais.