Michel HAJJI GEORGIOU
S’agit-il d’un tonnerre de Brest ?
Pas vraiment, même si la décision du tribunal militaire de ne condamner Michel Samaha – pris en flagrant délit de complot visant à semer la discorde confessionnelle pour le compte du régime syrien en août 2012 – qu’à quatre ans et demi de prison est venue renforcer encore plus la conviction d’une partie des Libanais que « la justice militaire est à la justice ce que la musique militaire est à la musique », comme disait Georges Clemenceau.
Dans un pays où le tribunal militaire est déjà remis en cause, depuis l’ère de la tutelle syrienne, par diverses associations des droits de l’homme crédibles comme étant un tribunal d’exception inique exerçant un simulacre de justice (notamment en servant d’instrument de répression pour museler les opposants) – l’on se souviendra longtemps de la grève de la faim en 2010 de l’activiste des droits de l’homme Nour Merheb, disparu tragiquement depuis, pour l’abolition du tribunal militaire –, le verdict contre Michel Samaha vient consolider la proposition du ministre de la Justice Achraf Rifi, faite l’an dernier dans la foulée du retard dans le procès des islamistes de Tripoli, d’abolir les tribunaux d’exception.
Le ministre de la Justice n’a d’ailleurs pas perdu le nord, puisque sa réaction immédiate a été de faire « le deuil du tribunal militaire », de qualifier le verdict de « jour noir supplémentaire dans l’histoire » de cette instance, et de souligner sa volonté d’en finir au plus vite avec les tribunaux d’exception. « L’État sécuritaire est tombé partout dans le monde, et il tombera au Liban », a-t-il souligné.
« Les Libanais se souviennent de la sentence contre l’agent Fayez Karam », a poursuivi M. Rifi, estimant que l’affaire Michel Samaha est « une affaire Fayez Karam bis ». L’officier aouniste avait été, rappelons-le, libéré par le tribunal militaire en 2012 après 22 mois de détention sur base d’un dossier juteux, au terme d’un procès ultracontroversé pour collaboration avec Israël.
Dans une déclaration à L’Orient-Le Jour, M. Rifi a été plus loin encore, qualifiant le verdict de « crime » contre la justice et de « violation de la sécurité libanaise », et rappelant que Michel Samaha avait lui-même reconnu les crimes qu’il projetait de planifier en présentant ses excuses au mufti Malek Chaar et au député Khaled Daher. Selon lui, si le complot n’a pas suivi son cours, c’est grâce à la bienveillance du regretté Wissam el-Hassan, qui a permis de le déjouer à travers une justice préventive, et grâce à Milad Kfoury, qui avait contribué à l’arrestation de M. Samaha.
Fait particulièrement significatif, Achraf Rifi a également demandé hier au président de l’Inspection judiciaire, Akram Baassiri, de déférer la seule juge civile au sein du tribunal militaire, Leila Reaidy – qui siège avec quatre officiers – devant l’Inspection judiciaire.
Il convient de signaler que M. Rifi a reçu hier soir des appels téléphoniques de soutien à sa prise de position de la part de l’ancien président de la République, Michel Sleiman, et de la part du chef du courant du Futur, l’ancien Premier ministre Saad Hariri, qui se trouve en visite à Moscou. M. Hariri a qualifié le verdict de « scandale national ».
Un delivery boy chez Boubouffe…
Pratiquement toutes les réactions ont réclamé hier l’abolition du tribunal militaire, comme le secrétaire général du courant du Futur, Ahmad Hariri, qui a demandé que cette instance soit « mise sous scellés ». « Dieu ait ton âme, Wissam el-Hassan. Il n’est pas juste que tu meures et que le criminel reste vivant », a-t-il dit.
Mais le problème dans le verdict de l’affaire Samaha a aussi une autre dimension, en dépassement de l’aspect inique du tribunal militaire et de ses décisions. Ahmad Fatfat estime ainsi à L’Orient-Le Jour que le verdict est « déshonorant pour l’intelligence et la justice libanaises ».
Mais il y a plus encore. Car le jugement d’hier a une fois de plus renvoyé à une bonne partie des Libanais l’idée que certains d’entre eux bénéficient d’une sorte de protection de facto qui leur permet d’échapper à la justice, à partir du moment où ils appartiennent à un camp politique, en l’occurrence celui de l’axe Assad-Hezbollah, tandis que les autres sont tous des laissés-pour-compte, qui ont besoin de se rendre devant les juridictions internationales pour obtenir gain de cause.
« Il suffit de prendre conscience de ce verdict pour comprendre pourquoi nous avons eu recours au Tribunal spécial pour le Liban à La Haye, et pourquoi nous nous sommes battus pour ne pas laisser le sort des Libanais à la merci d’une justice qui est celle que le régime syrien a laissée en place, et qui a été depuis prise en charge par le Hezbollah », affirme ainsi Marwan Hamadé à L’Orient-Le Jour. Et M. Hamadé d’ajouter : « Si Michel Samaha avait été un delivery boy de chez Kababji ou Boubouffe, et qu’il avait commis un excès de vitesse, il aurait été plus sévèrement condamné selon le nouveau code de la route… »
Moins imagé, le député Mouïne Merhebi sort, lui, l’artillerie lourde : « Le tribunal militaire est le tribunal des services de renseignements syro-iraniens, et les officiers qui y siègent sont à la solde de Bachar, de Khameneï et de Samaha ; et j’assume chaque mot que je dis. »
« L’État libanais ne peut pas prétendre faire face au terrorisme islamiste et être conciliant et clément avec un terrorisme d’État syrien », note pour sa part le coordinateur général des forces du 14 Mars, Farès Souhaid.
« Peut-être – et je dis bien peut-être – que la justice a pris son cours dans l’affaire Samaha. Mais il faut se demander pourquoi certains sont reconnus coupables, tandis que d’autres ne le sont pas », souligne le chef du Rassemblement démocratique, Walid Joumblatt, éthéré.
Partialité tous azimuts
C’est effectivement l’idée de partialité d’une certaine justice politico-militaire en faveur d’un camp qui revient comme un leitmotiv.
Pour l’ancien député Moustapha Allouche, membre du secrétariat général du 14 Mars, le message à travers la sentence est clair : « Le verdict du tribunal militaire s’adresse aux futurs terroristes qui vont passer à l’acte pour leur dire : si vous êtes avec Bachar el-Assad, vos peines seront légères. Si vous êtes un agent israélien aouniste, ce sera aussi le cas. Par contre, malheur à vous si vous êtes accusés d’être des islamistes. »
Le député Jamal Jarrah, également haririen, y voit un autre genre de message adressé aux forces de l’ordre : « Si vous découvrez n’importe quel crime lié au 8 Mars, à la Syrie ou au Hezbollah, votre destin est de mourir, mais le criminel, lui, entrera en prison par la porte et en sortira pas la fenêtre. » « Le tribunal militaire est devenu un point de passage sûr pour les criminels au Liban, comme pour Michel Samaha, dont l’une des cibles était le patriarche Raï », a ajouté M. Jarrah à la MTV.
Pour le député Khaled Daher, l’une des personnalités visées par le complot Mamlouk-Samaha, la sentence d’hier est une « malédiction », d’autant que Michel Samaha « visait à semer la discorde entre chrétiens et sunnites dans le cadre d’un complot ourdi par Assad et Mamlouk, avec certains instruments libanais ». M. Daher rappelle qu’il était favorable à ce que l’affaire soit déférée devant le tribunal international, l’occasion de traîner Ali Mamlouk devant la justice internationale, et d’échapper à la justice « inféodée à Assad et au Hezbollah ». « Je retiens une chose : Fayez Karam, l’agent aouniste à la solde d’Israël, a été libéré par ce même tribunal. L’assassin de l’officier libanais Samer Hanna a été libéré au bout de quelques semaines. Et voilà maintenant que Michel Samaha, l’instrument d’Assad, l’est à son tour. Ce tribunal archaïque est une épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête du 14 Mars », ajoute-t-il.
Il reste un fait, plus symptomatique, plus emblématique : le silence assourdissant, hier, de l’ensemble des pôles du 8 Mars, qui ne doivent probablement pas trop savoir s’il faut se réjouir ou pas de la libération prochaine de Michel Samaha, à l’heure où tous les sbires et acolytes du régime syrien sont éliminés les uns après les autres, et où le sort de Ali Mamlouk lui-même reste incertain. À l’instar d’Élie Ferzli, hier, sollicité par L’Orient-Le Jour, mais qui a préféré, dans un mouvement saisissant de rupture avec ses habituelles envolées inspirées de grand défenseur des protégés du régime syrien, adopter la posture diplomatico-méditative suivante : « Je ne peux me permettre de commenter la décision, je ne l’ai pas encore lue… »
Un signe qu’en dépit des apparences, les temps ont vraiment, mais vraiment, changé