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Les Sept Portes du Paradis

EN TOUTE LIBERTÉ

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On entre dans le grand carême comme un boxeur sur le ring, mais on y fait souvent preuve d’un manque d’imagination enfantin. On pense tout de suite au chocolat. Comme si, dans une société d’abondance comme la nôtre, on ne pouvait lui substituer une infinité d’autres gratifications, tout en nous donnant l’illusion de l’austérité.

C’est comme si on réduisait tout l’art de la boxe à celui des directs et des crochets, alors que pour bien boxer, il faut attaquer et fuir, feindre et frapper, tenir à distance et attaquer, observer et attendre, fatiguer l’adversaire et le surprendre, fondre sur lui et l’abattre. Il en est de même du jeûne.

Prendre un café est l’un de ces rituels matinaux qui nous maintient en équilibre, nous projette dans la journée, et que beaucoup privilégient comme « sacrifice » ou privation méritoire en période de carême. Elle l’est.

C’est d’ailleurs une joie de voir des gens se hâter de préparer le café à quelques minutes de midi, pour qu’à midi tapante, la liqueur noire fumante soit déjà sur leurs lèvres et dans leur gorge, délicieuse sensation de chaleur qui coule vers l’estomac et irradie le corps, avec la bonne conscience d’un geste fait en direction de l’Éternel.
On les voit au bureau, devant les porches des immeubles, au seuil ou à l’intérieur des boutiques vides des milieux de journée, tranquillement assis avec des collègues autour de la cafetière, savourant la tasse avec la première cigarette de la journée.

Ces gestes simples doivent aller loin dans le cœur de celui qui nous a modelés d’esprit et de glaise. Mais quoi ? Le chocolat, le café, et c’est tout ? Un petit effort d’imagination peut nous conduire plus avant dans les eaux profondes du carême, là où les rumeurs du monde se taisent, et que souffle la brise légère qui a caressé le visage d’Adam au premier matin du monde et visité saint Élie sur le mont Carmel.

À ceux qui souhaitent approfondir leur saison, Jean-Paul II a commandé un grand catéchisme qui les y aidera. On y trouve notamment, bien résumée d’ailleurs, la liste des œuvres de miséricorde corporelle et spirituelle que l’Église recommande aux fidèles qui souhaitent pénétrer le sens profond des commandements. Peu d’adultes les connaissent. Le pape François les a repêchés de l’oubli en cette année qu’il a voulue de miséricorde.

Les sept œuvres corporelles traditionnelles reprennent notamment les indications figurant dans l’Évangile selon saint Matthieu (chapitre 25) : donner à manger aux affamés, à boire à ceux qui ont soif, vêtir ceux qui sont nus, accueillir les étrangers, assister les malades, visiter les prisonniers et ensevelir les morts.

Les sept œuvres spirituelles de la miséricorde sont des gestes très concrets qui touchent tous les domaines de la vie : conseiller ceux qui sont dans le doute, instruire les ignorants, avertir les pécheurs, consoler les affligés, pardonner les offenses, supporter patiemment les personnes au caractère ingrat et enfin prier pour les vivants et les morts.

Dans son souci de réveiller notre conscience, François nous invite à découvrir spécialement, cette année, toutes les formes de pauvreté : spirituelle (vide intérieur, indifférence, apathie spirituelle) ; physique ou économique ; culturelle (ne pas savoir lire, manquer de formation, être exclu) ; sociale et relationnelle (solitude, mort de proches, isolement).

Pour un Libanais, il n’est rien de plus facile que de savoir ce qu’est la miséricorde. En arabe, la miséricorde se dit rahmé. Ce mot sert même de nom propre. Imaginons qu’en France, un homme puisse s’appeler Jean Miséricorde. En langue arabe, le mot rahmé et le mot sein maternel ont la même racine. La miséricorde est aux hommes et aux femmes sur cette terre ce que le sein maternel est à l’enfant à naître : il l’enveloppe et le protège, c’est le coffre au trésor de la vie, le sanctuaire inviolable de l’intégrité première, la source des sources, bien au-delà de tout ce que l’érotisme peut imaginer ou deviner. La miséricorde, ce sont les yeux pétillants des garçons et des filles qu’on soulève et qu’on projette en l’air pour les rattraper aussitôt d’un grand rire en montrant l’enfant à la ronde.

L’Église, on l’a vu, considère l’enterrement des morts comme une œuvre de miséricorde. Un jour, cette œuvre de piété devait avoir cours. Mais, aujourd’hui, on imagine mal quelqu’un faisant le tour du quartier pour voir qui n’a pas été enterré. Aujourd’hui, enterrer les morts, c’est veiller sur leur réputation, c’est ne pas profaner leur mémoire, c’est arrêter les guerres successorales que nous nous livrons dans la même famille, les ruses que nous déployons pour spolier l’autre, les pièges que les violents tendent pour prendre les simples dans leurs filets. Enterrer les morts, c’est aussi enterrer les rancunes et bien fermer le couvercle du « tiroir » de la morgue où gît le cadavre. Miséricorde, ça peut être le mot patient que nous disons à une personne qui nous irrite en réclamant une assurance que nous lui avons cent fois accordée… Ça peut être un don anonyme à une œuvre de charité dont nous ne connaîtrons pas le destinataire, mais que dans la confiance nous savons être fait dans la bonne direction… C’est ce service que nous rêvons depuis longtemps d’accomplir, mais que nous n’avons encore jamais osé traduire en acte… Cette générosité que nous savons possible, et même raisonnable, et que nous remettons de carême en carême. Mais miséricorde n’est pas bénignité. Elle se marie bien avec l’indignation que soulève l’injustice, et faire œuvre de miséricorde peut très bien signifier, aussi, prendre cause pour les plus vulnérables, rétablir la vérité quand c’est nécessaire, défendre le droit, dénoncer la corruption. La miséricorde a une expression politique.

Œuvres de miséricorde, œuvres d’entrailles de miséricorde, autant de clés au trousseau qui pendra à notre ceinture, quand nous atteindrons un jour les Sept Portes du Paradis.