Quelles leçons tirer de ces deux premiers rounds d’élections municipales ?
S’il est encore prématuré de s’avancer dans des déductions autour d’un scrutin d’autant plus complexe qu’il regroupe une pléthore d’enjeux qui se croisent et s’enchevêtrent, il n’en reste pas moins que l’on peut déjà, à ce stade, percevoir quelques tendances qui peuvent en partie éclairer la dynamique et les comportements électoraux observés.
À première vue, cette consultation a reproduit, une fois de plus, la combinaison traditionnelle de l’implication des partis sur fond de considérations familiales, ou l’inverse, selon les listes en présence dans une grande majorité de municipalités. À l’exception peut-être de Beyrouth qui, pour la première fois, a donné un exemple inédit en brouillant les cartes de la compétition, mettant face à face une liste partisane et une liste « d’indépendants » que l’on serait tentés de qualifier de « proches de la société civile ».
Placée sous le signe de la réforme et accompagnée d’une campagne et d’un programme d’une innovation indiscutable axés sur le seul moteur du développement local, la liste de Beyrouth Madinati (BM) a sans aucun doute porté un coup certain à la tradition, en inaugurant une culture électorale sans précédent, plaçant la barre assez haut en termes de standards.
Mais c’était trop rêver que de croire que ce nouveau souffle pouvait s’ériger en modèle pour être dupliqué ailleurs, car la centralité de la ville, les enjeux en cause et les moyens mis en œuvre sont autrement plus importants que dans le reste du pays. Ce serait en même temps trop simpliste de dire que BM n’a pas eu un certain effet de contagion, même s’il a été géographiquement limité et confiné à certains endroits.
Le premier de ses effets est sans aucun doute le sursaut de conscience et l’éveil qui s’est manifesté au niveau de certaines couches de la population. Il s’est notamment traduit par une effervescence de jeunes candidats qui ont essaimé dans plusieurs localités, animés d’une soif de changement et d’une volonté de reprendre en main le pouvoir de décision locale. Une vague qui, malheureusement, s’est brisée contre le mur blindé du jeu des partis, des familles et des notables, mais aussi contre le réflexe communautaire et/ou partisan d’un grand nombre d’électeurs, qui s’est révélé en contradiction total avec le climat de bouillonnement et de contestation de l’establishment politique observé ces derniers temps.
Au Hermel, même si la tentative n’a pas été couronnée par une percée de la liste verrouillée par le Hezbollah, la liste regroupant des indépendants et membres de la société civile – une première dans cette ville où le parti chiite est prédominant – reste une initiative notoire reflétant cette volonté d’affronter, avec du sang neuf, le bulldozer partisan.
Pas très loin de cette ville, dans le Ersal sunnite que l’on qualifie de conservateur, c’est une femme présidente d’une union d’ONG qui a présidé une liste de candidats provenant du même background. Ils ont raflé la mise. En face d’elle, la liste soutenue par le courant du Futur, à l’ancrage certain dans cette localité, a été désavouée au complet.
On s’arrêtera également sur l’exemple offert à Deir el-Harf, ville chrétienne du Chouf, où la liste présidée par un philanthrope, un amoureux de la nature, a été entièrement élue avec 6 jeunes candidats et trois autres un peu plus âgés, mais non moins imprégnés de cette volonté de réforme. D’autres tentatives de concocter ici et là des listes de contestation de l’ancien ordre sont restées timides pour avoir été peu médiatisées.
Presque partout ailleurs, les résultats ont montré clairement le retour en force des alliances concoctées entre partis, ou entre ces derniers et les familles, qui, grâce aux moyens mis en place – dont l’argent politique et des machines électorales bien rodées – ont fait barrage à l’émergence des indépendants dits réformistes, ou d’activistes issus de la société civile. Se souciant peu de développement local, les candidats issus d’alliances partisanes ne se sont pas encombrés de programmes électoraux, confinant le plus souvent la bataille à un enjeu politique à résonance parfois confessionnelle, comme on l’a vu à Jounieh, la bataille ayant été placée par le CPL sous le thème de « la défense des chrétiens d’Orient », ou encore à Zahlé, lorsque les cloches des églises ont sonné pour inciter les électeurs chrétiens récalcitrants à se rendre aux urnes.
Ailleurs, des alliances contre nature se sont mises en place, comme par exemple à Dbayeh où les FL se sont alliées au PSNS, cumulées à des coalitions parfois ubuesques dans lesquelles les partis se partageaient des listes, pour s’affronter ailleurs, s’éloignant de plus en plus des considérations de développement local. En somme, pour la majorité des partis, plus particulièrement pour le tandem CPL et FL, ces élections municipales devaient servir, en premier et dernier lieu, de test de popularité, voire de démonstration de force en prévision des prochaines élections législatives. Tout aussi important, l’enjeu familial était, comme d’habitude, au rendez-vous avec des nuances de tons et des mélanges – parfois inédits – qui divergeaient d’une municipalité à l’autre. S’endossant parfois sur les partis, et à d’autres occasions, sur des profils présentés sous la bannière de la société civile – histoire de se mettre au goût du jour – les batailles à caractère familial se sont réduites le plus souvent à la formule suivante : “Ôtes-toi de là que je m’y mette.”
Lorsque l’on sait que certains présidents de municipalités parvenus grâce au tremplin familial, ou celui des notables, ont déjà cumulé trois, voire quatre mandats successifs, on peut comprendre pourquoi ce type de bataille s’est avéré aussi féroce en certains endroits.
Outre l’aspiration pure et simple au pouvoir, avec tout ce que cela suppose en termes d’ascendant et d’influence politique, « c’est également la perpétuation du clientélisme politique, nourri à coups de services sur mesure, qui explique souvent cette avidité à se propulser à la tête d’une municipalité », commente Roula Mikhaël, la directrice exécutive de Maharat, une ONG qui a longtemps travaillé sur le thème de la culture électorale.
Une autre explication à cette ruée vers les municipales est peut-être à rechercher dans le mécanisme des dépenses auxquelles recourent les conseils municipaux, dont plusieurs échappent aux organismes de contrôle, laissant la voie libre à la corruption. C’est ce qui expliquerait en partie l’achat de voix à large échelle auquel se sont livrés, indirectement, certains colistiers et têtes de liste.
L’on reste loin, en définitive, du « modèle » offert à Beyrouth par la liste BM et des aspirations d’une nouvelle génération rêvant de changement et d’alternance. Le combat est encore à ses débuts et les quelques percées porteuses d’espoir. Il commence notamment par la constitution de « municipalités de l’ombre », non seulement à Beyrouth, comme l’a proposé BM, mais partout au Liban, histoire de contrôler et dénoncer à grands cris les déviations à venir, comme le rappelle la directrice de Maharat.