EN TOUTE LIBERTÉ
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C’est l’heure de vérité. Les Libanais de toutes les communautés doivent regarder en face ce qu’ils ont fait du Liban et assumer leur part de responsabilité dans ce naufrage et ce démantèlement progressif de leurs institutions dont ils sont les principaux responsables. Ils doivent décider de ce qu’ils veulent en faire et dire si le Liban existe ou demeure en projet. Ou même s’il mérite encore d’exister.
Au sein de la population, le ton est alarmiste. Beaucoup sont inquiets d’une espèce d’invasion de leur pays par une population de réfugiés qui leur inspire à la foi pitié et méfiance et qu’un Occident combien maladroit les encourage à intégrer. La conscience s’exacerbe d’un pays qui leur échappe des mains. La crise des déchets a accéléré cette prise de conscience que le Liban est gangrené, corrompu, irrécupérable. « Ce pays n’est plus à nous », entend-on dire tous les jours. Et, effectivement, beaucoup de Libanais de toutes les classes sociales et de toutes les communautés envoient leurs enfants devant eux, préparent leurs valises et rompent les amarres.
Beaucoup de ceux qui disent « le Liban n’est plus à nous » sont chrétiens. Mais depuis quand le Liban était-il exclusivement à eux ? Pas depuis 1943 en tout cas. En 1943, ce sont les chrétiens et les musulmans qui ont voulu l’indépendance, et non seulement les chrétiens. Certes, le conflit israélo-arabe a pesé lourdement sur le Liban et nourri des envies séparatistes. Mais à qui la faute si le Liban ne s’en est toujours pas relevé ? À qui la faute si on a choisi la voie d’une amnistie suspecte et d’une amnésie encore plus meurtrière ?
En outre, chaque communauté devrait faire son propre examen de conscience. Les chrétiens doivent examiner lucidement ce qu’ils ont fait, historiquement, de la convivialité, l’estime dans laquelle ils l’ont vraiment tenue, le rôle historique qu’ils lui ont dévolue. Ne se sont-ils pas accrochés à leurs « privilèges » comme si le Liban n’était qu’à eux, même aux dépens de leurs coreligionnaires d’autres confessions ? N’ont-ils pas cherché, à une époque de la vie nationale, à occuper tout l’espace public ? N’a-t-il pas fallu quinze ans de guerre pour que les musulmans obtiennent d’être représentés par un nombre égal de députés à la Chambre? Bref, l’éternel remords national, « deux négations ne font pas une nation », ne hante-t-il pas toujours leurs consciences ?
Oui, toutes les communautés sont responsables de la situation où nous nous trouvons. Car enfin, quel projet national est-on en train de bâtir ? La plupart des seigneurs de la guerre, reconvertis dans l’industrie des lois, travaillent pour leurs propres intérêts, s’enrichissent honteusement, détournent l’appareil législatif à leur fin. En outre, tout le monde insiste pour l’élaboration d’une nouvelle loi électorale, mais le Liban est si petit qu’il n’est que trop facile de deviner, une fois les circonscriptions délimitées, à l’avantage de qui sera la loi en question. C’est l’une des raisons du blocage actuel.
Sur ce point précis, le 14 Mars invoque comme obstacle le fait que le Hezbollah détient des armes et que celles-ci empêchent l’émergence d’une voix chiite indépendante et libre. Qui oserait dire le contraire ?
Tant qu’on y est, quel Liban construit le Hezbollah ? Le dur désir de détruire Israël et jusqu’au souvenir du sionisme est-il compatible avec le projet Liban ? Non, bien sûr, car alors, nous ne serions pas à la simple recherche d’une victoire militaire sur Israël ou d’un équilibre de forces. Nous serions là dans l’eschatologie, dans les fins dernières de l’histoire, dans la sortie du politique. Ce serait l’exclusion totale de l’autre, l’essence même de l’intolérance que l’on voit à l’œuvre dans les régions contrôlées par le groupe État islamique. Le Hezbollah devrait y prendre garde, qui veut démarquer son islamisme de ce fanatisme aveugle. L’antagonisme absolu, radical, débouche sur le choc des civilisations et sort la politique de son contexte humain pour la situer sur un plan « divin ». Il fait intervenir « Dieu » dans l’histoire. C’est le reproche légitime que l’Occident a fait à un religieux mis en œuvre dans la réalité de l’histoire, justifiant toutes les violences, et dont il n’a eu qu’à trop souffrir.
Pour que survive le Liban et la planète, les différends politiques doivent déboucher sur le dialogue des cultures et des croyances religieuses et, pour ainsi dire, muer, pour que les vivants ne soient pas laminés par les fatalités passées, les pesanteurs et les anathèmes historiques. Tout le Moyen-Orient doit se dégager de la « Grande Syrie », du « Grand Israël », du « Liban chrétien », du « croissant chiite », du « panarabisme », bref de toutes les utopies qui le déchirent depuis des dizaines d’années, et vivre au ras du quotidien, construisant patiemment, avec réalisme, le monde que nous partageons. La dialogue et le dialogue interreligieux doivent être conduits jusqu’à leurs ultimes et légitimes conséquences : la vie quotidienne, l’être humain aimé de Dieu.
Nous avons protégé le « vivre-ensemble » par des lois. Tout ce qui compromet la coexistence n’a pas de légitimité, avertit le préambule de la Constitution. Et pourtant, presque tout ce que nous vivons actuellement jure avec ce que nous nous sommes engagés à vivre, tel que déposé dans notre Constitution. Nous vivons dans l’infidélité totale à ce que nous avons voulu, à ce que nous aimons vraiment, à notre vocation, à notre histoire.