IMLebanon

Lignes brisées

Il est des vérités si évidentes, qui crèvent tellement les yeux, qu’elles tournent inévitablement à la vérité de La Palice. Énoncées toutefois par une puissance – et qui plus est la première puissance du monde – elles revêtent des accents apocalyptiques qui donnent froid dans le dos.

L’Irak est menacé d’une crise existentielle : tel est le constat que dressait lundi à Bagdad le secrétaire d’État américain John Kerry. Nul ne songerait à le contredire, bien sûr, au spectacle de l’épouvantable gâchis laissé derrière elle par cette même Amérique qui, en envahissant cet infortuné pays, prétendait le débarrasser de la tyrannie de Saddam Hussein et le pousser sur la voie de la démocratie. On pourrait cependant renchérir et demander : quel État du Levant n’est-il donc pas, aujourd’hui, menacé dans son intégrité, sinon dans son existence, et cela par suite de la somme incroyable de paris aventureux suivis de reculades, qu’ont accumulés ces dernières années les États-Unis dans cette partie du globe ?

Et ce n’est pas encore fini. En ce moment, Washington doit se livrer en effet à d’acrobatiques contorsions pour tenter de parer à cette situation d’une complexité sans précédent qu’a créée l’irruption, au pays de Haroun al-Rachid, du postulant au titre de calife Abou Bakr al-Baghdadi et de ses hordes enragées. L’Amérique se trouve acculée ainsi à une forme de coopération militaire avec l’Iran, alors que ces deux pays demeurent en profond désaccord sur deux dossiers fondamentaux : le sort du Syrien Bachar el-Assad, qui a su tirer profit des réticences américaines à armer, quand il en était encore temps, l’opposition laïque et démocratique ; mais aussi – on croit rêver – celui de l’Irakien Nouri el-Maliki, protégé des Iraniens, que l’administration US est tenue de soutenir alors qu’elle lui reproche publiquement sa politique discriminatoire à l’égard des sunnites.

Ce genre d’acrobatie n’est guère, d’ailleurs, l’exclusivité de l’Oncle Sam. Bien qu’alliés des États-Unis, les royaumes pétroliers du Golfe ferment les yeux sur les donations dites privées faites à ces mêmes organisations islamistes qu’ils pourchassent impitoyablement, pourtant, sur leur sol. Longtemps intraitable sur la question kurde, la Turquie en est aujourd’hui à passer des accords pétroliers avec le Kurdistan irakien que visitait hier John Kerry : lequel Kurdistan, apparemment résolu à passer au plus tôt de l’autonomie à l’indépendance, a trouvé moyen, tout à la fois, de faire efficacement barrage à la progression de Daech et d’agrandir substantiellement son territoire en s’emparant de la ville hautement emblématique de Kirkouk.

Plus près de nous, la Jordanie voit se raviver soudain ses vieilles frayeurs d’État trop souvent tenu pour artificiel, provisoire, et à la limite jetable. Il y a exactement dix ans, le roi Abdallah s’alarmait de la naissance d’un croissant chiite s’étendant d’Iran au Liban-Sud en passant par la Syrie, y voyant un phénomène de nature à déstabiliser la région tout entière. Or ce ne sont pas les pasdarans mais les extrémistes sunnites de Daech qui, venant de leur fief irakien, frappent aujourd’hui à la porte du royaume.

Comme les autres États du Levant, le Liban est le fruit des accords anglo-français conclus sur les ruines de l’Empire ottoman. Il n’est pas toutefois un État comme les autres. Là est son talon d’Achille car bien plus menaçantes que ces lignes Sykes-Picot que l’on voit soudain valser entre Irak et Syrie sont nos fractures nationales, mises à vif par l’équipée guerrière du Hezbollah en Syrie et les représailles terroristes qu’elle suscite. Pour peu que les Libanais se décident enfin à le comprendre, cette même diversité est aussi leur seule planche de salut.