Le 5 août dernier, des sit-in de solidarité avec l’armée s’étaient tenus simultanément sur plusieurs places de Beyrouth, notamment la place Sassine, à l’heure où se déroulaient les combats de Ersal contre les groupes jihadistes. Les voix s’étaient unies ce soir-là, à l’initiative du Courant patriotique libre, contre le fondamentalisme auquel faisaient face vaillamment les militaires. Au milieu de cet élan de patriotisme, un homme avait tenté, à la place Sassine, de brûler une reproduction du drapeau de l’État islamique, dont il avait dessiné, sur un carton, le slogan « il n’y a d’autre Dieu que Dieu, et Mohammad est son prophète ». Une femme, relayée ensuite par d’autres manifestants, l’avait dissuadé de brûler le drapeau, invoquant l’inopportunité de cet acte, surtout que l’armée est multiconfessionnelle, comme l’a rapporté à L’Orient-Le Jour un observateur sur place. L’incident n’a pas été sans altercation verbale. Selon le membre du comité fondateur du Courant patriotique libre, Antoine Nasrallah, l’homme en question aurait même été interrogé le soir même par les services de renseignements de l’armée.
C’est ce même individu, non identifié par les sources interrogées par L’OLJ, qui fait l’objet de la photo, selon des sources concordantes du CPL et du 14 Mars. Diffusée sur les réseaux sociaux quelques jours après la manifestation, cette photo avait enflammé la toile, les internautes dénonçant une profanation de l’inscription islamique solennelle sur le drapeau. Dans ce contexte, le ministre de la Justice, Achraf Rifi, a appelé le procureur général près la Cour de cassation, le juge Samir Hammoud, à engager des poursuites contre les responsables de cet acte. Il a dénoncé « l’insulte portée à l’inscription religieuse », celle-ci étant sans rapport avec le drapeau du groupe jihadiste. C’est la logique inverse qui est invoquée par le camp aouniste. « C’est le drapeau de l’EI, et non le slogan religieux, que ce jeune homme a voulu brûler », affirme Antoine Nasrallah à L’OLJ, rebondissant d’ailleurs sur la déclaration du ministre des Affaires étrangères, Gebran Bassil, samedi, qui appelait les responsables à ne pas confondre l’islam et l’État islamique.
Au milieu du vif mécontentement des internautes, provoqué par la démarche du ministre de la Justice, le député du CPL, Ibrahim Kanaan, a annoncé sans tarder qu’il se chargerait de la défense du jeune homme en question.
Mais l’affaire va bien au-delà de la question de savoir lequel du slogan de l’EI ou de l’inscription religieuse a été atteint. Qui a déclenché cette polémique, provoquant instantanément des réactions fanatiques à Tripoli et à Aïn el-Héloué ? Qui a pris à charge de diffuser en masse cette photo, qui aurait empêché in extremis le Front al-Nosra de libérer les soldats chrétiens qu’il détient en otage, à en croire Moustapha Houjeiry, médiateur pour la libération des militaires ? Qui est cet homme parmi les manifestants qui a été le seul à envisager de brûler le drapeau de l’EI ?
D’abord, rien n’a été révélé sur l’identité du jeune homme, y compris les milieux aounistes qui entendent prendre sa défense. Ceux-ci laissent entendre en tout cas à L’OLJ qu’il ne s’est manifesté que « vers la fin du sit-in, d’où l’absence de foule sur la photo », et ne confirment pas s’il s’agit d’un partisan du CPL. Le juge Samir Hammoud a déjà engagé des poursuites dans l’affaire, et certaines informations seraient protégées par le secret de l’enquête.
Un autre point crucial porte sur l’origine de cette polémique. Les milieux du ministre de la Justice soulignent à L’OLJ que ce dernier a appelé à une action judiciaire « afin de contenir les tensions confessionnelles qui pointaient déjà à Tripoli notamment, et dont présageait la vague de réactions sur la Toile. Il a fallu extraire cette affaire de la vague de réactions que ses auteurs ont voulu provoquer ». C’est afin de « sauver le Liban d’une discorde sunnite-chrétienne », dont le CPL serait le fer de lance, que le ministre a réagi.
Les milieux aounistes, eux, expriment un doute sur le timing de la réaction du ministre à l’affaire. « La photo circule depuis une semaine et demie sur les réseaux sociaux. Si le ministre Rifi y a réagi seulement samedi, c’est pour laisser croire que le CPL est responsable de l’échec de la remise en liberté des soldats chrétiens », affirme Antoine Nasrallah à L’OLJ.
Entre les deux positions, le député d’Achrafieh, Nadim Gemayel, dénonce « les tentatives d’entraîner la scène chrétienne dans le conflit ». Il s’attarde sur la symbolique de la place Sassine sur la photo. « Ce cadre ne serait pas fortuit et l’acte qu’il reproduit n’a pas sa place dans le débat actuel », souligne-t-il.
Les appels à « brûler tous les drapeaux de l’EI sur le territoire libanais », lancés notamment samedi par le Mouvement des jeunes du Liban, ont dans leur formulation hyperbolique le goût d’une surenchère politique, nourrie de tensions confessionnelles.