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L’«initiative salvatrice » de Aoun face à ses contradictions

 

Sandra NOUJEIM | OLJ

Le chef du bloc du Changement et de la Réforme, Michel Aoun, estime qu’il est « temps de briser la routine de 24 années de vide », provoquée par une mise en œuvre « partielle et sélective » des accords de Taëf. Parmi les failles de cette mise en application, il évoque les lois électorales peu représentatives, mais insiste surtout sur le quorum des séances électorales qui aura « consacré la défaillance prolongée du système, que certains veulent aujourd’hui ériger en règle ».
C’est donc pour interrompre le prolongement indéfini d’une situation anormale que le bloc aouniste continuerait de boycotter la présidentielle. Son argumentaire se veut désormais « salvateur » pour la nation et pour son existence même.
À son argument habituel selon lequel, en vertu du pacte national, seul un candidat de consensus serait présidentiable, Michel Aoun a substitué un argument de nature structurelle, affirmant que le système en vigueur n’a jamais respecté le pacte national.
Ainsi, à première vue, son discours transcende désormais sa personne, son poids sur la scène chrétienne, sa propension au « consensus », pour s’élargir désormais au système dans son ensemble.
Afin d’inverser une mise en application viciée du pacte national, Michel Aoun propose « une initiative salvatrice », censée refléter toute la teneur du pacte : l’élection d’un président de la République au suffrage universel, à deux tours, le premier, préparatoire, étant réservé aux électeurs chrétiens.
L’enjeu serait de contourner l’exigence du quorum des deux tiers (qui correspond aussi à la majorité exigée pour élire un chef de l’État au premier tour). Selon le chef du CPL, cette exigence conduit inévitablement à écarter de la course « tout candidat ne bénéficiant pas de l’appui des deux tiers du Parlement ». Sauf que son discours revisité recèle de multiples contradictions.
Il se base d’abord sur une interprétation controversée, quand bien même elle a été adoptée par la Chambre, des articles de la Constitution relatifs au mécanisme de l’élection d’un président de la République. Mais cet argument contredit surtout, foncièrement, toute la logique sur base de laquelle Michel Aoun avait justifié jusque-là le boycottage des séances électorales.
C’est au nom du pacte national, en effet, que le 8 Mars, relayé par la présidence de la Chambre, avait imposé l’exigence du quorum des deux tiers à tous les tours de scrutin. C’est en pariant sur ce quorum que le chef du bloc du Changement et de la Réforme avait mené jusque-là campagne pour sa candidature non déclarée. Invoquant le consensus, il avait sollicité l’appui du bloc du Futur, en écartant de l’équation les blocs centristes minoritaires, notamment le Front de lutte nationale. Il avait ainsi défini le consensus sur la base d’un décompte des blocs parlementaires pesants, en vue de recueillir les deux tiers exigés pour la tenue de la séance. Cette logique devait alors se cristalliser dans son fameux triangle « Hassan Nasrallah-Saad Hariri-Michel Aoun ». Ces efforts devaient également immuniser l’échéance des ingérences extérieures, comme il l’avait affirmé à maintes reprises.
Mais c’est un argument inversé que Michel Aoun a défendu hier. « C’est le quorum des deux tiers qui livre l’échéance aux compromis et aux marchés intérieurs et extérieurs », a-t-il affirmé, appelant, par le suffrage universel, à rendre son mot au peuple libanais, et leur poids aux chrétiens au sein de l’équation de la parité.
Or vouloir garantir le pacte national par le biais du suffrage universel contredit l’essence de ce pacte, et surtout sa finalité. Certes, l’équilibrage confessionnel garant de la bonne gouvernance du pays est instrumentalisé au profit de l’emprise politico-confessionnelle, sous-tendant un système clientéliste. Il reste toutefois l’élément fondamental de la formule libanaise, en même temps qu’il fournit la base d’une transition vers une approche transcommunautaire. Il fonde tout l’apprentissage, progressif, de l’acceptation de l’autre. L’initiative du chef du CPL émietterait ce fondement, et sans lui proposer de substitut.
Son initiative reste ponctuelle, isolée, dénuée de tout concept sociologique, philosophique, ou autre, quand bien même elle porte un enjeu grave pour le pays, notamment la reconversion du régime parlementaire en régime présidentiel.
S’il faudrait toutefois tenter de cerner l’esprit de cette initiative, c’est dans son second volet, relatif à la loi électorale du Rassemblement orthodoxe, qu’il faudrait la puiser. Cette loi qu’il préconise restreint le droit d’élection de chaque député aux électeurs de sa communauté. Conduisant au repli communautaire, elle est favorable par excellence au phagocytage de la citoyenneté, à l’aliénation de l’homme pluri-identitaire, l’asphyxie des courants modérés, et donc, la fin du pacte national.
Mais c’est en ravivant ainsi le projet dit orthodoxe que le chef du CPL aurait voulu exprimer les motifs véritables de son initiative. Ce projet est en effet rejeté par le courant du Futur, qui y perçoit d’ailleurs une contradiction avec ses valeurs que résume le slogan du « Liban d’abord ». L’appui de ce projet par les Forces libanaises avait d’ailleurs ébranlé les rapports du leader des FL avec l’ancien Premier ministre Saad Hariri. L’adhésion à ce projet du chef du CPL comporterait donc un aveu implicite, pour ne pas dire une déclaration, de l’échec de ses efforts, auprès de Saad Hariri, en vue d’obtenir son appui à la présidence.
Mais il a fallu corser cet aveu, le dissimuler sous la virulence d’un discours jaloux pour l’intérêt des chrétiens (plus que jamais valeureux en ces temps obscurs de fondamentalisme forcené) et lui donner une apparence grave, magistrale, presque dramatique… l’idée du suffrage universel a fait l’affaire. Non envisageable à l’heure des métamorphoses régionales et de la fragilité du système libanais, elle porterait un avant-goût de la stérilité du débat, joint au blocage des institutions, auquel le camp politique opposé devrait désormais s’attendre.
Toutefois, dans toutes les contradictions du discours du chef du CPL, il est un fil conducteur, fin et protégé, qui pourrait leur donner une forme de cohésion : l’adhésion à la théorie de l’alliance des minorités, dont l’accession de Michel Aoun à la présidence serait, pour lui, le prolongement naturel.
À l’heure du chamboulement identitaire régional, initié par l’ascension takfiriste sans précédent, rien ne presse. Michel Aoun attendra et menacera entre-temps le 14 Mars, en l’occurrence le Futur, de torpiller les accords de Taëf. Avec lui, le Hezbollah attendra le moment opportun pour tirer avantage de l’effondrement des institutions, mis en marche à l’instant où la vacance présidentielle a plané sur le pays.
Sous l’acharnement du chef du CPL pour une réforme immédiate, se cache en vérité une idée simple : « Le système n’est pas suffisamment valable pour reconnaître que je suis le seul qui mérite la présidence… changeons le système. »