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L’insupportable échange : la terreur contre la vie

 

Otages

Doit-on procéder ou non à l’échange des prisonniers islamistes contre nos militaires qui risquent, d’un moment à l’autre, de voir s’abattre sur eux la foudre impitoyable des jihadistes ?

Jeanine JALKH | OLJ

Si la question paraît simple de prime abord, voire manichéenne, ce n’est assurément pas le cas pour les réponses à apporter. Appréhender les multiples aspects de cette affaire extrêmement poignante mais en tout point complexe est d’autant plus déroutant que l’humanitaire vient se greffer au politique et au judiciaire avec tout ce que cela suppose en termes de dysfonctionnement des institutions, de laxisme et parfois même d’enjeux personnels.
Face aux accusations et contre-accusations lancées tantôt à la classe politique, tantôt à l’appareil judiciaire dans son ensemble, un véritable spectacle de chaos généralisé est offert quotidiennement aux familles éplorées, une image vivement souhaitée d’ailleurs par les jihadistes qui se délectent à la vue de la confusion officielle.
À toutes les incohérences qui entourent ce dossier, plusieurs magistrats et juristes ont tenté d’apporter des éclaircissements, afin de mieux comprendre les responsabilités respectives.
Car si l’État décide de libérer des prisonniers accusés ou soupçonnés de terrorisme, il ne faut pas exclure le risque de récidive au Liban. Un scénario que craignent plusieurs observateurs, qui estiment qu’il n’y a absolument aucune garantie que les détenus islamistes – au passé sanguinaire redoutable dans leur grande majorité – ne reviennent à la charge en prenant en otage encore plus de militaires, voire des politiques.
« C’est le pays entier qui sera pris en otage à ce moment-là », commente un magistrat libanais. Une mise en garde d’autant plus pertinente que le pays « est actuellement en état de guerre avec des groupes qui menacent les otages libanais. Une guerre qui n’est certainement pas appelée à se terminer de sitôt ».
Ces réticences sont toutefois nuancées par d’autres avis qui, tout en évoquant les risques potentiels suite à la libération de criminels « pas comme les autres », citent les exemples de plusieurs États parmi les plus puissants qui ont négocié et échangé des prisonniers avec ce qu’ils considèrent être des terroristes.
C’est notamment le cas d’Israël qui, pour récupérer l’un de ses sergents, Gilad Shalit, a accepté un deal pourtant douloureux avec le Hamas : l’échange de l’officier contre 1 000 prisonniers palestiniens.
Un autre exemple encore plus récent, celui du « marché » contracté par la Turquie avec l’EI pour ramener les 40 otages turcs à un prix que l’on ignore encore. On peut également citer l’échange d’otages entre Russes et Ukrainiens.
Le problème pour le Liban est que l’État craint de montrer une certaine vulnérabilité en libérant les prisonniers. Il redoute surtout la gestion des conséquences d’une telle opération, relève en substance un professeur de droit pénal européen qui a requis l’anonymat.

Le concours du Parlement
Comment l’État peut-il trancher en prenant une décision qui n’empiète pas sur l’indépendance de la justice ? Car l’État ne peut libérer que sur la base de mesures prévues par la loi.
« À défaut cela affaiblira certainement la justice et l’État », relève le professeur.
Le pouvoir politique pour sa part détient un « seul instrument pénal », qu’il peut manier à sa guise, à savoir l’amnistie générale que le Parlement peut voter, même en situation de prorogation.
Une source judiciaire autorisée assure que les députés peuvent le faire, certes, en adoptant une loi qui accorde une « amnistie s’appliquant à une catégorie de crimes donnée – terrorisme – et en l’astreignant à une période temporelle précise ». Sauf que l’amnistie générale n’est « théoriquement » admissible qu’une fois les condamnations prononcées. À moins que le Parlement, qui reste souverain, n’en décide autrement.
Les autorités libanaises – politiques et judiciaires inclues – auront-elles la marge de temps nécessaire pour répondre aux exigences capricieuses de l’EI et d’al-Nosra qui suspendent l’épée de Damoclès au-dessus des otages, mais aussi au-dessus du rouage complexe des institutions libanaises ?
C’est assurément un véritable exercice d’équilibriste qui est aujourd’hui imposé à l’État : comment ménager la chèvre et le chou, les militaires d’une part et le prestige de l’État et de la justice d’autre part ?

Une justice sans moyens
Pour commencer, où en sont les procès ? Et qu’en est-il réellement de la « lenteur » présumée de la machine judiciaire, accusée d’avoir retardé la procédure ?
Pour élucider ces interrogations, il est utile d’avancer une précision comptable : « Le dossier des islamistes, qui comprend principalement des détenus de Fateh el-Islam, ne compte actuellement que 93 cas », assure une haute autorité judiciaire. Celle-ci explique que si le dossier comptait effectivement, en 2007, 530 personnes (dont la moitié qui cavale toujours dans la nature mais qui a déjà été jugée par contumace), il ne restait plus, en 2012, que 93 accusés détenus à Roumieh.
Parmi le lot initial, 125 qui ont été relâchés par le juge d’instruction. Quant aux 93 restants, 45 ont déjà été jugés. Il reste 48 qui sont actuellement en cours de jugement.
Ces chiffres n’incluent évidemment pas les arrestations des islamistes effectuées dans le cadre des affrontements de Ersal, avec à leur tête le fameux Imad Hassan Jomaa, le chef de Liwa’ Fajr el-Islam qui a rejoint l’EI par la suite, ni dans le cadre des combats de Tripoli dont on ne sait toujours pas s’ils font partie de la liste des « 400 » revendiqués par al-Nosra. Bref, un autre dossier politiquement rattaché à celui de Nahr el-Bared, mais non juridiquement puisqu’il se trouve entre les mains du tribunal militaire, une juridiction extraordinaire qui fonctionne selon des procédures spécifiques.
Il reste la question de savoir pourquoi, même dans le cas des 93 détenus restants, la justice a-t-elle autant « traîné », comme l’accusent certains. La réponse est simple, assure un magistrat haut placé : « Le dossier n’est parvenu devant la Cour de justice qu’en 2012, une fois l’enquête terminée. Il faut également savoir que le juge chargé d’instruire 425 dossiers à l’époque était seul. Un défi qu’aucun juge au monde ne peut relever. »
Une autre source judiciaire précise cependant que l’enquête avait été effectivement achevée en 2010. Mais que, « pour des raisons inconnues, un haut responsable de la justice l’avait laissée traîner ».
Un autre argument est cependant avancé par un juriste qui croit savoir que le problème était plutôt l’impossibilité de tenir des procès avant l’édification d’un tribunal à Roumieh. Lequel, rappelons-le, a fait l’objet d’un scandale de corruption avec lequel les médias s’en sont donné à cœur joie.
Enfin, une dernière raison, tout aussi importante qui justifierait le retard des procès à proprement parler est logistique et financière. « La Cour de justice compte cinq juges qui travaillent à temps partiel et deux fonctionnaires également à mi-temps. Comment voulez-vous expédier les dossiers avec de tels moyens ? » s’interroge une source judiciaire autorisée.
Pour Joe Karam, avocat au barreau de Beyrouth, le secteur judiciaire reste, malheureusement, le parent pauvre des institutions. Son budget ne représente que 0,2 % du budget total de l’État, sachant toutefois que le secteur judiciaire constitue la source de revenus la plus importante, des revenus escamotés par le ministère des Finances au lieu d’être réinjectés dans l’appareil judiciaire.
Plusieurs magistrats et juristes s’offusquent d’ailleurs de voir « un budget de 60 millions de dollars alloués au Tribunal spécial pour le Liban – qui a mis pas moins de cinq ans pour commencer un procès, par défaut de surcroît – alors que l’on jette des miettes à l’appareil judiciaire libanais ».
Une question à suivre avec vigilance dans un proche avenir la priorité allant, pour l’instant, à la libération des otages.