Il faut les lire sur les réseaux sociaux, les entendre dans les salons, ces réactions épidermiques survoltées et absolument outrées des Libanais en général et des musulmans en particulier. À Abra, petit village de l’est de Saïda, le trop zélé et très aouniste président de la municipalité, Walid Mechantaf, a dû faire marche arrière, céder aux pressions de la société civile. À Tripoli, deuxième ville du Liban, son collègue Nader Ghazal, pourtant homme éclairé sur le papier et disciple déclaré d’un binôme que l’on pensait modéré, Nagib Mikati-Mohammad Safadi, n’a pas encore compris. Qu’il ne peut en aucun cas faire comme si le Liban était l’Arabie saoudite. Ou l’Iran. Qu’il ne peut pas obliger les Libanais, toutes croyances confondues, à ne pas manger dans un restaurant avant la rupture du jeûne de ramadan. Qu’il ne peut pas transformer, par un simple décret municipal, une République en une théocratie. Qu’il ne peut pas dynamiter l’esprit de la charte, ou piétiner la Constitution libanaise, aussi violée soit-elle. Qu’il ne peut pas, ne doit pas faire comme le Hezbollah qui fait fermer, dans la quasi-totalité des localités du Liban-Sud qu’il contrôle, à l’exception du quartier chrétien de Tyr, tous les débits d’alcool.
La surenchère n’est pas seulement immensément bête, méchante et stérile. C’est un cytomégalovirus infiniment cannibale. Jamais nivellement par le (très) bas, par le très obscur, n’aura été aussi impressionnant, ailleurs évidemment, mais surtout ici. Bien sûr, ces dégénérescences provinciales du manger et du boire, ce fanatisme encore soft (mais plus pour longtemps) restent purement anecdotiques, ridicules, comparés à ce qui se passe désormais dans le cosmos arabo-musulman. Comparés à cette haine viscérale, immédiate, organique, devenue le seul et unique plus petit dénominateur commun entre sunnites et chiites. Comparés à cette guerre globale et sans pitié à laquelle ils se livrent aujourd’hui, partout, en Syrie, en Irak, frénétiquement, hystériquement, mais aussi, évidemment, au Liban. Ce manger et ce boire sont ridicules, certes, mais tellement symptomatiques. Tellement effrayants.
Cet Armageddon entre le croissant chiite du finalement très visionnaire Abdallah II de Jordanie et le fondamentalisme sunnite polymorphe (pour le printemps-été 2014, c’est Daech) est une hydre. Létale. Pas seulement parce qu’en son cœur, il y a le Hezbollah et ses épopées mercenaires, et littéralement criminelles pour le Liban, au côté du gang Assad en Syrie. Pas seulement parce que ces soupapes de sécurité, ces barrages aussi bancals soient-ils que sont les frontières de Sykes-Picot ont (largement) commencé à craquer et à céder. Pas seulement parce que le conflit israélo-palestinien semble totalement oublié. Pas seulement parce que les identités se brouillent affreusement : les États-Unis ne sont plus le Grand Satan; le Hezbollah, milice-vampire dans l’État libanais, peut être utilisé contre les fous de Daech. Mais parce que la dynamique semble avoir atteint le point de non-retour. Parce que la bête ne va plus s’arrêter, pas un instant, et que tout le monde la nourrit. Parce que l’islam est en train d’être assassiné. Par lui-même. En Syrie, en Irak, frénétiquement, hystériquement, mais aussi, évidemment, au Liban.
Il est où, cet islam prodigieux et flamboyant, cet islam bienveillant et intelligent, cet islam juste et progressiste, cet islam ouvert et mature, tolérant et humble, ferme et souple, cet islam vitaminé et dopant ? Il est où cet islam libanais, le seul à même de (re)donner un peu d’espoir à tous les musulmans du Proche-Orient ? Il fait quoi cet islam libanais, hier lion superbe et généreux, à part s’aligner aujourd’hui, insupportable de servilité et dépouillé de tout ego, sur Téhéran ou sur Riyad, à part suivre la tendance, régionale, mondiale, d’un islam anschlussé par ses extrêmes, dénaturé, dévoyé? Il attend quoi le Hezbollah pour comprendre que s’il ne retire pas immédiatement ses hommes de Syrie, s’il ne fait pas sa propre intifada contre les ayatollahs iraniens, il brûlera comme tous les autres Libanais ? Ils attendent quoi les hommes politiques sunnites modérés pour arrêter de se cacher derrière leur auriculaire, arrêter de jeter de l’huile sur le feu, pour couper le mal par les racines, pour se souvenir à quel point Rafic Hariri, lui, savait être un rempart contre n’importe quel fondamentalisme sunnite ?
Le pire, c’est que face à eux, imbéciles heureux, uniquement spectateurs fats, vains et veules de leur propre déchéance, inutiles au point de ne pas avoir compris qu’ils détiennent une clé majeure, les leaders chrétiens se déchirent toujours sur un président de la République.