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Loi électorale II – La proportionnelle est-elle le remède ?

 

Élie FAYAD 

Se prononcer sur les différents modes de scrutin est devenu, au Liban, un exercice extrêmement périlleux où le moindre faux pas est susceptible de coûter très cher aux téméraires qui s’y aventurent. L’ambiance est telle qu’un mot de trop sur la proportionnelle, par exemple, vous rangerait impitoyablement dans la catégorie des provinciaux passablement illettrés, un peu comme ces bourgeois hagards s’efforçant de dire quelque chose au milieu d’une exposition – ou mieux encore, une installation – d’art contemporain !
Est-il encore possible d’apaiser le débat sur la question ? Rien n’est moins sûr lorsqu’on voit que même d’honorables groupes indépendants de la société civile, censés se préoccuper de surveiller la démocratie des élections et la prestation des pouvoirs publics dans ce domaine, en viennent à prendre fait et cause pour un seul mode de scrutin et contre tous les autres.

Dans l’absolu, la proportionnelle n’est certes pas plus mauvaise que les autres systèmes de vote. Elle n’est pas meilleure non plus. Elle a tout simplement ses qualités, universellement reconnues, et cela inclut naturellement une représentativité brute plus fidèle du spectre politique dans un pays donné. Mais elle a aussi ses défauts, tout aussi reconnus : essentiellement le fractionnement parlementaire, synonyme de « majorités introuvables », mais aussi l’extension de la marge de manipulation donnée aux états-majors de partis et autres chefs de file, du fait notamment de l’agrandissement des circonscriptions.
Quel que soit le mode de scrutin, plus une circonscription est grande, plus le député de base est fatalement éloigné de ses électeurs et plus il est rattaché à son parti ou à son chef de file, son zaïm comme on dit ici.
Certes, on pourrait arguer qu’au Liban, outre le fait que le fractionnement parlementaire est de toutes les façons une donnée constante, en raison de la pluralité confessionnelle, le problème de la manipulation est lui aussi chronique dans la mesure où le système plurinominal en vigueur aboutit au même résultat. De fait – et c’est là que le bât blesse –, rien n’est plus proche de la proportionnelle que la loi dite de 1960 ou tout autre système prévoyant plus de deux ou trois sièges dans une seule circonscription. Avec la proportionnelle, la tendance est simplement aggravée, étant donné que les circonscriptions devront être nécessairement plus grandes.
Et alors, répliquera-t-on, où est le problème ? N’est-ce pas cela qui conviendrait précisément au Liban, puisqu’ainsi on pourrait enfin remplacer le modèle du député traditionnel clientéliste, propre aux petites circonscriptions, par des éléments disciplinés au sein de leur formation ? Pour être disciplinés, ils le seront, en effet, mais au bénéfice de quoi et de qui ?
Dans les sociétés démocratiques pluralistes où la culture de parti est véritablement ancrée dans les mœurs, les électeurs votent, en règle générale, pour des formations politiques et des programmes de gouvernement, quel que soit le mode de scrutin en vigueur. De ce point de vue, ce sont uniquement des nuances qui distinguent la proportionnelle de la majoritaire. Le premier mode de scrutin est certes une arme plus efficace contre le clientélisme, le second favorise une plus grande proximité entre les électeurs et les élus, contribuant ainsi à humaniser parfois le débat idéologique et politique.

 

Loya Jirga
Au Liban, si l’idéal des réformateurs de tout poil consiste à abattre le profil de député indépendant et inclassable à la Boutros Harb, là en effet, nous sommes d’accord, la proportionnelle donne les moyens de le faire. Mais pour le remplacer par quoi au juste ? Un député CDU ou SPD à l’allemande ? Allons donc ! Ne sait-on pas qu’ici on est plus geageaïste que FL, plus aouniste que CPL, plus joumblattiste que PSP et ainsi de suite (le cas est sans doute différent pour ce qui est du Hezbollah, mais il s’agit là d’une problématique d’une tout autre nature) ?
On peut donc légitimement redouter que la proportionnelle ne conduise en réalité qu’à accélérer la tendance dans laquelle le pays est engagé depuis plusieurs années, à savoir la concentration du pouvoir au sein d’une espèce de Loya Jirga à l’afghane. Indépendamment des modifications dans les rapports de force, on aurait ainsi grosso modo un Parlement formé de six, sept ou huit chefs, ou zaïms, et de 120 pions entièrement voués à leur service ! De quoi faire regretter le clientélisme…
On objectera encore que la proportionnelle peut favoriser le renouvellement de la classe politique ou du moins ouvrir une perspective dans cette direction. Il est permis d’en douter, pour diverses raisons :
Certes, il est acquis que ce mode de scrutin est à même de pouvoir bousculer les monopoles confessionnels existants. Mais dans le contexte libanais, cela se ferait de manière désordonnée, inégale et donc profondément injuste, selon les régions et les acteurs. Ainsi, en zone sunnite, on peut raisonnablement s’attendre à ce que des adversaires du haririsme obtiennent un pourcentage conséquent de voix et donc de sièges, alors que dans les régions chiites, la situation est différente, non pas parce que le tandem Amal-Hezbollah n’y a pas d’opposants, loin de là, mais parce que les conditions optimales permettant à ces derniers de se présenter aux élections et de mener librement campagne n’existent pas. Et c’est un euphémisme…
D’autre part, la conviction selon laquelle des formations nouvelles feraient leur apparition ne tient pas la route. D’abord en raison du contexte politique libanais qui, crise des déchets ou pas, reste extrêmement polarisé autour des leaderships actuels. Ensuite, à cause des inévitables freins que tous les projets proposés apportent à la proportionnelle intégrale : des quotas confessionnels, auxquels on ambitionne d’adjoindre un autre pour les femmes, au vote préférentiel (par lequel l’électeur, après avoir voté pour la liste de son choix, doit à nouveau opter pour un ou deux candidats au sein de cette liste), rendu obligatoire du fait de la difficulté au Liban de former des listes hiérarchisées, en passant par le seuil d’éligibilité, souvent placé à 10 % afin, justement, d’interdire à « n’importe qui » de faire son entrée au Parlement, tout concourt à ce que la proportionnelle dans ce pays ne soit au final qu’une majoritaire déguisée.
Alors pourquoi ? Simplement parce que certains ont besoin d’un prétexte pour agrandir les circonscriptions… et faire tourner les rouleaux compresseurs !