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Entre discours identitaire et constituante, le sort du Liban est en jeu

Fady NOUN

C’est une loi intangible. Toute la philosophie du système électoral libanais depuis 1920 est fondée sur le principe du collège électoral unique. Cela veut dire que les communautés ne forment pas des collèges électoraux séparés et que les députés sont élus par les électeurs des différentes communautés. Cela implique aussi que les circonscriptions soient d’une certaine dimension, pour qu’aucune ne soit d’une seule couleur communautaire.
Force est de constater, toutefois, que les communautés chrétiennes sont tentées en ce moment, peut-être en raison de leur infériorité numérique présumée, par ce modèle de ségrégation des collèges électoraux. Un modèle qu’on était à deux doigts d’adopter, n’était un réflexe (un remords?) de dernière minute qui lui a fait barrage, au printemps dernier.
Cette tentation s’explique de différentes manières. C’est notamment l’un des effets pervers de la tutelle exercée par la Syrie sur le Liban durant la guerre et après l’accord de Taëf. Marginalisés par le pouvoir syrien, les chrétiens du Liban, et d’abord les maronites, ont été supplantés par les deux autres grandes communautés musulmanes aux commandes du pouvoir comme aux postes administratifs. Par avidité, par cécité historique, par fanatisme, par esprit de revanche, par leurs allégeances à l’étranger, ces communautés ont cédé à la facilité : leurs réflexes de solidarité patriotique s’est émoussé, au profit de l’égoïsme communautaire confessionnel. C’est ce déséquilibre que l’entente entre Courant patriotique libre et Forces libanaises est en train de corriger, par des voies, hélas, parfois malencontreuses. C’est la raison pour laquelle le discours sur les « droits des chrétiens », un populisme identitaire mortifère, a trouvé un écho favorable en milieu chrétien. Cette attitude identitaire, certains ne cessent de l’aiguiser en nourrissant dans leur communauté des réflexes de peur. Le déluge de violence jihadiste et l’amalgame facile entre cette violence et l’islam en général ne sont pas pour simplifier les choses.

Ne pas jouer avec le caza
Le principe du collège électoral unique s’adresse directement à cette peur et la contredit. Il est au cœur de l’identité nationale libanaise, comme modèle de vivre-ensemble. C’est pourquoi il mérite d’être défendu. Certes, il n’est pas parfait, mais son immense avantage, explique le Pr Antoine Messarra, membre du Conseil constitutionnel, est « d’inciter les Libanais à la coopération intercommunautaire, à la modération, du fait même que le candidat à la députation a besoin des voix d’autres communautés que la sienne pour être élu ; de ce fait, la compétition électorale n’est pas interconfessionnelle, mais intraconfessionnelle. Ce modèle est, en tout cas, la voie la plus sûre pour éviter la surenchère confessionnelle ».
L’effet négatif de ce principe, amplifié par le discours politique dominant du moment, c’est que dans certains cas, les candidats d’une certaine communauté sont élus par des majorités autres que celle de leur propre communauté, encore que ce phénomène n’est pas exclusif aux députés chrétiens. Sur les 64 députés chrétiens de la Chambre, certains évaluent à 40 ceux qui sont « élus par leur communauté ». C’est là peut-être un désavantage, mais il ne faut pas l’amplifier. Pour le corriger, trois possibilités se présentent : soit l’on renonce au collège électoral unique, mais ce serait renoncer au principe même du pacte électoral libanais ; soit l’on supprime totalement le quota confessionnel, et ce serait, dans les circonstances actuelles, exposer le Liban à une aventure aux conséquences incalculables, puisque la compétition entre candidats va revêtir l’aspect d’une concurrence acharnée entre les communautés libanaises.
La troisième possibilité consisterait à faire des aménagements dans les circonscriptions de manière à réduire dans celles-ci le vote massif d’une seule communauté, tout en restant dans le principe du collège électoral unique, mais sans mélange ni ségrégation artificiels des circonscriptions. Le caza libanais, en effet, est lui-même un patrimoine électoral avec lequel il ne faut pas jouer

Constituante
L’un des aménagements possibles, c’est de fixer un pourcentage critique de voix à l’éligibilité d’un député, ou d’organiser des primaires. Mais le suprême aménagement que l’on a introduit pour pondérer ou limiter les déficits de représentativité des candidats, n’est-ce pas, paradoxalement, le principe de la parité islamo-chrétienne établi à Taëf ? Ce principe est même tenu par certains comme « un chef-d’œuvre constitutionnel » qui aurait dû normalement empêcher, une fois pour toutes, les surenchères. Car peut-on dire qu’un Michel Moussa, un Atef Majdalani, un Fouad el-Saad ou un Émile Rahmé sont moins représentatifs de leurs (différentes) communautés chrétiennes que des blocs politiques respectifs auxquels ils appartiennent (Amal, Futur, Rencontre démocratique ou Hezbollah) ? Ce pourrait être eux, au contraire, les vrais députés « libanais » qui défendent, d’un même tenant, leur identité confessionnelle et leur appartenance politique, qui n’est pas nécessairement « chrétienne ».
Vouloir aménager le découpage électoral de manière à arracher leurs sièges à leurs circonscriptions actuelles pour les attribuer à d’autres, où leurs communautés seraient dominantes, équivaut, d’une certaine façon, à adopter sans le dire la loi électorale dite « orthodoxe », en vertu de laquelle chaque communauté élit ses propres députés. Sauf que dans ce cas précis, ce serait une « loi orthodoxe » pour ainsi dire masquée. S’évertuer jusqu’à l’obsession à faire élire le plus grand nombre de députés chrétiens par des majorités chrétiennes et vice-versa, c’est faire fausse route. Limiter ces cas, peut-être, mais les éliminer complètement, c’est faire une entorse grave au collège électoral unique.
Depuis quelque temps, il se trouve toutes les semaines quelqu’un pour mettre en garde les Libanais contre une « constituante ». Mais, d’une certaine façon, la « constituante » est là. En ne signant pas le décret de convocation du corps électoral en prévision des élections de juin prochain, le chef de l’État a introduit le Liban dans une phase constitutionnelle sans précédent, de laquelle certaines forces politiques peuvent abuser pour déconstruire le Liban. Cette « constituante » va mettre à l’épreuve notre maturité politique, montrer si nous sommes capables de nous entendre sur une nouvelle « Chambre des représentants », et surtout si nous sommes dignes de la vocation historique de notre pays.