À défaut d’avancer, les institutions se figent en terrain miné. Alors que le cabinet côtoie de très près le risque de sa démission, l’insurrection sur la place Riad el-Solh est mise à l’étrange défi quotidien de contenir les dérapages d’« infiltrés » – désignés désormais par les organisateurs comme des « protestataires en colère ». L’image de casseurs incontrôlables ayant pris d’assaut, dimanche, les lieux de la manifestation s’est normalisée le lendemain : désormais, chaque nouveau sit-in à la place Riad el-Solh se clôt, la nuit tombée, par le retrait des manifestants pacifiques vers la place des Martyrs. Comme si le dérapage était nécessaire pour alimenter la protestation, lui donner toute sa portée orientée vers le renversement du système. Or, tout acte de sabotage dans un cadre insurrectionnel, même anarchiste, vise nécessairement un symbole politique. Les expressions taguées en noir sur les murs du centre-ville, dans la nuit de dimanche à lundi, sont révélatrices du symbole à abattre : « Solidere nous a coûté notre sang », pouvait-on lire sur certaines colonnes du vieux souk. La corruption à abattre est donc associée au « capitalisme » et, par extension, au « capitalisme haririen ». Bien sûr, bien que véhiculés par des médias du 8 Mars, ces tags pourraient ne refléter qu’une opinion isolée. D’ailleurs, la manifestation se veut ouverte à tous les avis… tant que ceux-ci s’accordent sur l’impératif de la démission du cabinet et la tenue de nouvelles législatives.
Sauf que, même les revendications politiques du mouvement insurrectionnel inspirent une sorte de déjà-vu politique : elles rejoignent le discours du Courant patriotique libre (CPL), dont les députés avaient été les seuls à contester la dernière rallonge du mandat parlementaire.
L’ancien ministre Sélim Jreissati précise ainsi à L’Orient-Le Jour que l’insurrection dans les rues de la capitale « est une réaction populaire pure, générée par le besoin, sans aucune arrière-pensée politique ». Il reconnaît en même temps, non sans fierté, que « les revendications des jeunes sont bien celles que nous répétons depuis des années ». Il déplore néanmoins que « la révolution populaire ait, hélas, été récupérée par la mauvaise politique, celle du Khandak el-Ghamik (allusion claire au mouvement Amal, qu’il ne nomme pas – et qui omet le Hezbollah) ». Il dément par ailleurs que des partisans du CPL, présents parmi les contestataires, aient mené la tentative d’assaut contre l’hémicycle, sur fond de rivalité avec le président de la Chambre.
Ce mouvement populaire « pur », qui a donc, en plus, le mérite d’exprimer des revendications aounistes, ne dit rien – autre coïncidence – du blocage de la présidentielle et de la nécessité de combler la vacance à Baabda.
L’ancien président de la République, Michel Sleiman, qui avait pourtant, lui aussi, saisi le Conseil constitutionnel contre la loi sur la rallonge du mandat parlementaire, a appelé hier à l’élection d’un président de la République, seule priorité selon lui. Le CPL oppose en revanche un « non clair » et catégorique à l’élection d’un président, que devait rappeler M. Jreissati. « Quel président voulez-vous donc élire aujourd’hui ? N’importe lequel ? » s’indigne-t-il.
Deux logiques s’affrontent donc : celle de la préservation des institutions (qui rappelle que la vacance présidentielle est née d’un blocage forcé, source de la paralysie actuelle), et celle de leur renversement (préconisant une tabula rasa et l’élection d’un nouveau corps parlementaire).
Or le CPL – pris à la gorge par une crise interne, puisque 350 de ses cadres se sont réunis hier à Jounieh « contre » la candidature adoubée par Michel Aoun de Gebran Bassil à la présidence du CPL pour exhorter le député Ziad Assouad à se porter à son tour candidat – affirme « bloquer le blocage » (en référence au boycottage des séances électorales) et assure être la victime d’un « putsch au sein du cabinet », et avec lui les députés du Hezbollah ont dénoncé hier, depuis Aïn el-Tiné, « un acte d’incitation à la révolution » (en référence à la signature de 70 décrets simples, sans l’accord des ministres du CPL et du Hezbollah) : il accuse l’autre camp de vouloir saper le partenariat, et d’être dans la logique de renversement du système. En même temps, ses outils sont ceux utilisés par ceux qui réclament ouvertement un changement du système – selon des sources du CPL, citées par la OTV hier en soirée, le courant aouniste compte se joindre à la manifestation de la campagne « Vous puez ! » prévue samedi. Il semble que la protestation populaire reproduise parfaitement les objectifs politiques aounistes, en les moulant dans une foule non confessionnelle et capable, avec l’aide « d’éléments indisciplinés » de la banlieue sud, de faire un usage « légitime de la violence
Le face-à-face entre les protestataires et les institutions résume d’ailleurs l’équilibre de plus en plus fragile des forces politiques. Selon des informations médiatiques sur le dernier round de dialogue qui s’est tenu lundi entre le Hezbollah et le courant du Futur, le parti chiite tiendrait toujours au cabinet, mais serait prêt, en même temps, à soutenir son allié jusqu’au bout, quitte à recourir à la rue. Cela a été interprété comme une menace par les milieux du Futur, annoncée d’ailleurs par le retrait, le même jour, des ministres aounistes et du Hezbollah de la réunion ministérielle.
Si les tensions s’exacerbent, elles restent toutefois contenues entre les lignes rouges « internationales et régionales » du maintien du cabinet, comme le confirment quasiment tous les milieux politiques. Même Sélim Jreissati, qui a été reçu hier par le ministre de l’Intérieur Nouhad Machnouk, évoque « une situation d’attente qui n’a toujours pas été rompue ». Qualifiant son entretien avec M. Machnouk de « très réaliste, plutôt que positif », il décrit une « lecture commune de la situation qui ne relève plus des Libanais, mais des décideurs régionaux et internationaux, à tous les niveaux, y compris la présidentielle ». La solution doit « donc être inclusive des deux camps politiques », souligne-t-il.
Ainsi, alors qu’un Conseil des ministres doit se tenir en principe aujourd’hui, les contacts se sont multipliés hier en vue d’un arrangement « de dernière minute », qui permette de dépasser l’impasse de l’exécutif. D’une part, le président de la Chambre, qui tient à sa position de médiateur (ses ministres ne se sont pas solidarisés avec le retrait de leurs collègues du Hezbollah et du CPL), mène, par le biais du ministre des Finances, Ali Hassan Khalil, des contacts avec le CPL, le Hezbollah et le Premier ministre pour régler le problème des 70 décrets approuvés sans l’approbation des ministres du CPL et du Hezbollah. La solution envisagée serait de retirer ces décrets et de les soumettre à un nouvel examen en Conseil des ministres.
Maintenant le flou quant à la participation (très probable, apprend-on) des ministres du CPL au Conseil des ministres aujourd’hui, Sélim Jreissati précise à L’OLJ que « la demande du CPL au Futur est de cesser son coup d’État sur le pacte national ». Autrement dit, « le Premier ministre doit revenir à sa bonne foi et adopter le consensus souple que nous avions convenu », ajoute-t-il, soulignant que le CPL ne réclame pas l’unanimité pour ce qui est des prérogatives présidentielles. Cet assouplissement verbal laisse croire à une éclaircie aujourd’hui, ou du moins une suspension de la crise. Le report hier de la conférence de presse de Michel Aoun à vendredi en est un indice important. « Ce report vise à donner plus de chances aux parties, avant la confrontation », explique Sélim Jreissati. Ainsi, si « les ministres aounistes se retirent demain (aujourd’hui) du Conseil des ministres, nous aurions atteint un point mort brûlant », conclut-il.
Un risque réel qui a conduit l’ambassade de France, entre autres chancelleries, à conseiller à ses ressortissants d’éviter les points de rassemblement à Beyrouth. La journée de samedi, celle de la rue, dans toutes ses morphologies, et avec tous ses démons, pourrait bien être un tournant.