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Le rêve d’Aylan

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Merci Aylan.
Pitchipoï. Les Juifs, de France notamment, exorcisaient leur peur avec ce mot, quand ils devaient évoquer la destination inconnue, atrocement anxiogène, des convois de déportés, « là-bas, quelque part, très loin vers l’Est ». C’était il y a 70 ans. Quand les déportés étaient entassés dans des wagons à bestiaux, qu’il n’y avait plus un centimètre carré de libre, qu’ils étaient obligés pour survivre de boire leur urine ou de lécher leur sueur. Et c’étaient des loques, des zombies dévastés par le voyage qui arrivaient dans les camps de concentration nazis. Aujourd’hui, les milliers de réfugiés, syriens en majorité, ont retrouvé le sourire, surtout en descendant des trains, dans des villes allemandes et autrichiennes, où ils sont accueillis, hébétés, par des armées de volontaires et avec toute la chaleur humaine possible et imaginable.
Merci Aylan.
Pourquoi lui ? Pourquoi ce petit garçon de 3 ans, alors que des centaines, peut-être des milliers d’enfants ont trouvé la mort, parfois d’une manière bien plus violente, depuis le début du conflit syrien? Pourquoi sa réverbération dans les rétines humaines, face contre sable, son petit cœur tout mou détruit par la peur, ses poumons noyés d’eau salée, cette photographie toute simple, techniquement superbe, humainement insoutenable, signée Nilüfer Demir, pourquoi cet indicible-là, ont-ils secoué le monde en général et les Européens en particulier, États, collectifs et individus confondus? Parce que les réseaux sociaux ont des raisons que la raison ne comprendra sans doute jamais ? Parce que l’Allemagne et la Grande-Bretagne ont besoin de main-d’œuvre ? Parce que la Hongrie a commencé à construire un mur et que l’Union européenne s’est retrouvée de nouveau bouche-à-bouche avec ses démons, toujours alertes, toujours ricanant ? Ou alors parce que quelque chose se prépare, politiquement, militairement, et que rien ne surpasse le pouvoir d’une image, aussi inhumaine soit-elle, pour préparer l’opinion publique, lui expliquer, la faire adhérer ?
Merci Aylan.
Cette gargantuesque bouffée d’amour pour les réfugiés, cette fugace réconciliation des Européens avec eux-mêmes, aussi belles soient-elles, ce sursaut de conscience, aussi pragmatique soit-il, ne sont une solution que sur le très court terme. Il y a effectivement, pour reprendre les termes de Werner Faymann, l’urgence d’une réponse européenne commune. Mais le chancelier autrichien se trompe lourdement quand il décrète qu’il n’y a pas d’autre alternative. Parce que ce qui n’a pas été fait au cours de l’été 2013, lorsque Barack Obama a fait comprendre à un François Hollande hébété, à deux doigts d’appuyer sur le bouton rouge, que les États-Unis sont out, qu’ils n’élimineront pas Bachar el-Assad d’une façon ou d’une autre, cet avortement insensé a non seulement généré la plus grave crise migratoire que l’Europe ait eu à gérer depuis la Seconde Guerre mondiale, non seulement provoqué la mort de centaines, voire de milliers d’Aylan, non seulement contribué à asphyxier encore et encore, entre autres, un Liban éreinté, sur le territoire duquel les Libanais eux-mêmes commençaient à se sentir réfugiés en partance, mais il a aussi permis, toutes proportions gardées, à l’État islamique, une fois Mossoul tombée, d’entrer en Syrie, avec toutes les conséquences sues et connues de tous.
Merci Aylan.
Occidentaux, Russes, Arabes, Iraniens, Turcs : tous le savent. Tous savent qu’il n’y a qu’une solution pour arrêter tout cela et réparer l’histoire, panser ses plaies : instaurer une véritable zone d’exclusion aérienne, puis arracher Bachar el-Assad et son gang à la Syrie tout en y éradiquant l’État islamique. Ils ne le feront probablement pas. Et bientôt, il n’y aura pas assez de trains ; bientôt, les passeurs en tout genre, les Charon des pires cauchemars, seront les rois du monde. Sauf si…
Merci Aylan ?