La bataille de l’armée libanaise contre le groupe État islamique (EI) dans le jurd de Qaa et Ras Baalbeck semble avoir commencé, si l’on en croit les stratèges militaires. Le pilonnage intensif des positions de l’EI au cours du week-end dernier en serait le premier signe. Dans le jargon militaire, c’est ce qu’on appelle « les tirs préparatoires », ou encore « le barrage de feu pour faciliter l’avancée de l’infanterie », explique à L’Orient-Le Jour un officier à la retraite, le général Khalil Hélou, qui commentait les opérations menées depuis quelques jours sur ce front.
Annoncée depuis plusieurs jours après un déploiement en force des troupes dans les régions limitrophes de Ras Baalbeck et dans le Qaa, la bataille que mènera l’armée dans ces zones arides et sinueuses s’avère bien plus difficile sur le plan politique que militaire. Elle survient après la finalisation de la première manche de l’opération militaire menée par le Hezbollah contre les éléments du Fateh el-Cham (ex-Front al-Nosra) et dans un contexte politique des plus complexes sur le plan local et régional.
Moralement soutenue par une large partie de la population, qui n’a plus aucun doute sur les capacités de la troupe à marquer des victoires considérées comme « flamboyantes » contre les jihadistes (à Nahr el-Bared, à Tripoli et à Ersal), l’armée se trouve toutefois prise entre le marteau et l’enclume : entre le Hezbollah d’une part, qui semble de plus en plus pousser en direction d’un « mariage forcé » dans le cadre du célèbre triptyque armée-peuple-résistance, et la communauté internationale d’autre part, plus particulièrement les États-Unis, principaux pourvoyeurs de la troupe en équipements et en munitions.
Ayant poussé à son paroxysme la pression sur le parti chiite qu’elle considère comme une « organisation terroriste », l’administration US verrait ainsi d’un très mauvais œil toute coopération entre l’armée libanaise, qu’elle n’a cessé de soutenir depuis des années, et le Hezbollah, « qui fait de son mieux pour attirer l’institution militaire dans son giron », comme le précise le général Hélou.
« L’armée libanaise est capable de remplir cette mission (…). Elle n’a pas besoin d’aide. Ce serait une insulte à l’armée qu’elle puisse disposer d’un soutien américain – il en est question – pour une telle bataille », avait persiflé le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, dans un discours prononcé vendredi soir. Il faisait allusion à l’éventualité d’une intervention américaine en soutien à l’armée dans le cadre de la coalition internationale dirigée par les États-Unis.
Polémique
Les interrogations restent entières sur le modus operandi de cette seconde manche destinée à épurer la totalité de la zone occupée par l’EI, soit une superficie variant entre 300 et 400 km², dont près de 155 km² se trouveraient en Syrie. L’une des questions qui s’imposent pour l’heure est de savoir si l’armée mènera seule ou avec l’appui du Hezbollah cette bataille, le secrétaire général du parti chiite ayant gracieusement offert ses services à l’armée, se disant disposé à la soutenir si une décision politique était prise dans ce sens.
Après la finalisation de l’opération militaire menée par le Hezbollah contre les éléments du Fateh el-Cham dans le jurd de Ersal, qui vient de se conclure par l’exécution intégrale de l’accord d’échanges de prisonniers et dépouilles mortelles entre les deux parties, la décision de confier la bataille du jurd de Qaa et de Ras Baalbeck à l’institution militaire a suscité une série d’interrogations. Elles portent sur un éventuel partage des rôles entre l’armée officielle et la résistance et sur la décision de la guerre et de la paix qui continue de déchirer la classe politique.
La polémique s’est d’ailleurs poursuivie durant le week-end entre les tenants de la théorie souverainiste qui maintiennent que l’institution militaire est la seule habilitée à prendre cette décision, et les alliés du parti chiite qui continuent de louer « l’opération héroïque » menée par ce dernier contre le Fateh el-Cham. Les hommages rendus à la résistance ont également afflué d’Iran, dont le président Hassan Rohani, qui venait de rencontrer le chef du Parlement Nabih Berry, a salué le Hezbollah pour ses « victoires » qui, a-t-il dit, feront réfléchir « plus d’une partie (adverse) dans la région ».
La réponse à la polémique sur l’unilatéralisme de l’action de l’armée dans cette bataille est venue encore une fois de Hassan Nasrallah.
Selon lui, « le problème n’est pas dans l’institution militaire ou sécuritaire au Liban, mais dans l’appareil et la décision politiques. Qui a empêché l’armée de livrer la bataille du jurd de Ersal ? Pourquoi est-elle capable maintenant de se battre et ne l’était pas avant ? » s’était-il interrogé vendredi.
D’ailleurs, le parti chiite ne semble pas avoir attendu un feu vert quelconque pour lancer (hier en soirée) une première escarmouche en direction des éléments de l’EI qu’il affirme avoir visés, près de Kherbet Daoud, à coups d’obus et de tirs directs, « faisant plusieurs tués et blessés ». Une initiative qui semble donner le ton de ce qui va advenir.
Pas de coopération avec l’armée syrienne
L’autre pendant de la polémique est la question de savoir si l’armée combattra en concertation ou non avec l’armée régulière syrienne à qui incombera la tâche d’épurer la partie du jurd se trouvant sur son territoire. La réponse est venue, tangentielle, du ministre de la Défense, Yaacoub Sarraf. « Il n’y a pas de coordination en raison des différends politiques », a-t-il dit, pour ajouter aussitôt après : « Mais en quoi la coordination avec la Syrie serait un problème si elle est dans l’intérêt du Liban ? »
Samedi, une source au sein de l’armée libanaise avait d’ailleurs affirmé à l’agence Reuters que le commandement militaire n’allait pas coopérer avec l’armée syrienne pour combattre les jihadistes de l’EI. Pour le général Hélou, parler de coordination entre les deux armées « est une absurdité », l’institution militaire n’ayant pas besoin, selon lui, de coordonner avec qui que ce soit sur le territoire qu’elle défend.
Appelée à mener sur le terrain un combat des plus ardus qu’elle ne peut plus éviter si elle veut sauvegarder son prestige, l’armée libanaise « risque de faire encore une fois les frais des tiraillements politiques internes et de la guerre des axes que mènent les grandes puissances dans la région », commente un analyste. Pour le général Hélou, « le mutisme du chef de l’État, Michel Aoun, qui est le commandant suprême des forces armées, est surprenant. Plus étonnant encore, la passivité déroutante du Conseil supérieur de défense à un moment aussi critique ».