Loin de la cérémonie officielle de Yarzé, une petite foule s’est rassemblée place Riad el-Solh, hier, à proximité des tentes occupées durant trois ans par les parents des militaires tués par le groupe État islamique. Il y avait, dans cette petite foule, des militaires ex-otages d’al-Nosra, qui avaient été eux aussi enlevés en août 2014 lors de la bataille de Ersal et libérés ensuite, les proches de ces militaires libérés en décembre 2015, qui avaient passé un an et quatre mois à attendre leurs bien-aimés avec les parents des soldats otages de l’État islamique, des mères de soldats tués au combat, des vétérans de l’armée libanaise, des délégués de la société civile et quelques anonymes.
« Ali Bazzal et Mohammad Hamiyé (otages assassinés par le Front al-Nosra) étaient mes amis, mes compagnons d’armes », murmure Ahmad Ghia, originaire du Akkar, retenu en otage durant deux mois et demi et libéré suite aux premières négociations entreprises avec le Front al-Nosra. « Je pense à ces hommes qui sont morts et qu’on enterre aujourd’hui. Qu’ont-ils ressenti ? Comment ont-ils vécu leurs longues journées de détention ? Comment ont-ils été tués ? Chaque jour, je pense à ma détention. Jusqu’à aujourd’hui, je ne dors pas la nuit. Quand nous étions otages d’al-Nosra, nos geôliers nous disaient, tous les matins : L’ordre de vous exécuter est venu. Ça sera ce soir ou demain à l’aube… Je me demande ce que mes camarades ont ressenti », répète-t-il. Ceux qui ont été libérés par al-Nosra en décembre 2015 souffrent toujours des séquelles de leur détention. Toute leur vie a été bouleversée et ils n’ont pas réussi à retrouver la tranquillité de leur quotidien d’avant les événements de Ersal.
Sleiman Dirani était lui aussi otage d’al-Nosra, il a été détenu durant un an et quatre mois dans le jurd de Ersal. Originaire de la Békaa, il est venu avec sa mère, sa sœur et sa femme, qui ont toutes passé du temps avec les familles des soldats exécutés par Daech. « J’aurai voulu retrouver mes camarades vivants. Avec leurs familles, j’ai gardé espoir jusqu’à la dernière minute », assure-t-il. « Comme les familles de ces soldats, j’ai attendu mon fils. J’ai eu de la chance, moi. Il est rentré au bout d’un an et cinq mois de détention. Je ne peux pas me mettre à la place des familles des soldats tués par Daech. Je n’ose même pas imaginer ce qu’elles ressentent », renchérit Dibeh, la mère de Sleiman Dirani.
Rima Geagea, belle-sœur de Pierre Geagea, est venue au centre-ville avec Marie Khoury, la sœur de Georges Khoury. Les deux hommes sont des ex-otages d’al-Nosra. Les deux femmes et leurs familles n’ont jamais arrêté de soutenir les parents des militaires emprisonnés par Daech.
« Tous les jours je pleure mon fils, car sa mort est restée impunie »
Youmna Daher, mère de Mohammad Daher, un militaire de 19 ans tué lors des affrontements à Ersal le 2 août 2014, est venue du Akkar. « Je suis là pour mon fils. En rendant hommage à ces hommes, j’honore la mémoire de Mohammad. Ces hommes étaient ses camarades. S’ils étaient encore vivants, ou si leurs ravisseurs avaient été capturés, j’aurais eu l’impression que mon fils n’a pas été tué pour rien, que sa mort a été vengée. Ça m’aurait peut-être donné une certaine paix intérieure », dit-elle.
Gisèle Semaan, mère de Tony Semaan, un officier originaire de la Békaa tué dans les combats de Nahr el-Bared, renchérit : « 172 militaires ont été tués à Nahr el-Bared en 2007 pour que Chaker el-Absi (chef du Fateh el-Islam ayant mené la bataille contre l’armée) quitte tranquillement le Liban. Dix ans plus tard, rien n’a changé. Ceux qui s’en prennent à l’armée libanaise ne sont jamais sanctionnés. J’y pense tous les jours. Et tous les jours je pleure mon fils, car sa mort est restée impunie. »
Hier au centre-ville, une profonde amertume se mêlait à une immense tristesse. « Les miliciens de Daech ont quitté le Liban dans des bus climatisés », martèle Camille Aoun, un vétéran des commandos de l’armée. « J’ai été blessé à trois reprises au combat, en 2000 à Denniyé, en 2006 au Liban-Sud et en 2007 à Nahr el-Bared. Le rôle de l’armée est de défendre le pays, se battre quand il le faut et mourir par devoir. Il faut que les hommes politiques laissent la troupe faire son travail. L’armée aurait pu poursuivre les combats en 2014 à Ersal, mais les hommes politiques l’ont empêchée de se battre. Les meurtriers des militaires auraient pu aussi ne pas partir en Syrie », lance-t-il.
Ali Youssef, le neveu de Hussein Youssef, n’a jamais envisagé que Mohammad, son cousin, puisse ne pas sortir vivant des geôles de Daech. « Nous avons gardé espoir jusqu’à la proclamation des résultats des tests ADN (mercredi dernier, NDLR) », confie-t-il.
Un peu plus loin, trois jeunes soldats en civil sont venus rendre un dernier hommage aux hommes tués par Daech. L’un d’eux s’exclame : « Tant que le concept de la sécurité consensuelle est de mise, les criminels resteront impunis. Ces soldats sont morts. On aurait pu se battre pour les libérer, on aurait pu aussi emprisonner leurs ravisseurs. »
« Nous aurions pu facilement être à la place de ces soldats capturés et tués par Daech, et les hommes politiques auraient fait fi de notre sort, comme c’est le cas aujourd’hui et comme ça l’a toujours été », renchérit le deuxième.
Vers 11 heures, la cérémonie officielle à Yarzé se termine. La petite foule se prépare pour accueillir le cortège funèbre. Les femmes portent des paniers remplis de riz et de pétales de fleurs. Les hommes affichent des mines décomposées. Le convoi n’en finit pas : véhicules militaires, ambulances, corbillards et voitures civiles.
Cinq corps seulement ont été transportés au centre-ville. Il s’agit des cercueils de Mohammad Youssef, Ibrahim Mghayt, Khaled Hassan, Hussein Ammar et Yehia Khodr.
Le cortège passe sous une pluie de riz et de pétales de fleurs. Quelques femmes lancent des youyous et la foule applaudit quinze minutes durant le passage des soldats ex-otages.
Un peu plus loin, au-dessus du Grand Sérail, comme partout au Liban, le drapeau libanais est en berne.