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Le gouvernement pris dans les travers de l’incinération et des décharges

Suzanne BAAKLINI 

Les pessimistes qui prédisaient que les décharges côtières de Costa Brava et Bourj Hammoud allaient connaître le même sort que celle de Naamé, indéfiniment agrandie durant vingt ans jusqu’à sa fermeture sans alternative en 2015, auraient finalement raison… Hier, le Conseil des ministres a décidé de deux mesures controversées : d’une part, l’approbation du cahier des charges de l’appel d’offres pour l’achat d’incinérateurs suivant la technique de « Waste to Energy », ou décomposition thermique (incinération avec récupération d’énergie par les gaz émis). Et d’autre part, la demande faite au Conseil du développement et de la reconstruction (CDR) d’étudier, dans un délai de quinze jours, la perspective d’élargissement des deux décharges, qui devront servir jusqu’à la mise en place des incinérateurs, donc plusieurs années.
Pour ce qui est du cahier des charges (préparé par le CDR et renvoyé vers lui après approbation), il semble qu’il ait donné lieu à un débat houleux et long en Conseil des ministres, au cours duquel des réserves ont été émises. Le ministre d’État pour la Planification, Michel Pharaon, qui fait partie de la commission ministérielle ayant longtemps planché sur ce dossier, dénonce le fait que des réserves émises en commission, notamment de sa part, n’aient pas été prises en compte. À L’Orient-Le Jour, M. Pharaon précise que ces remarques sont « fondamentales ». « Personne n’est contre le fait qu’il faut avancer dans ce dossier, mais on ne peut le faire tant qu’on n’a pas totalement cerné l’aspect technique », explique-t-il.
Parmi les remarques émises par M. Pharaon sur le document, l’absence d’études approfondies sur les dangers potentiels de l’incinération des déchets ménagers, notamment les études d’impact environnemental, sanitaire, social, et impact sur le transport. Des études pourtant jugées nécessaires par le bureau international Ramboll ayant effectué l’étude de faisabilité en 2012 sur laquelle se fonde le cahier des charges. Or selon le ministre, ces études n’ont pas été mentionnées dans le dossier d’adjudications. Et le plus grave, c’est que l’annexe sur les critères de sécurité sanitaire et environnementale fait assumer à l’opérateur la responsabilité de tous les aspects environnementaux, sans référence à de quelconques études. Le ministre de l’Environnement, Tarek el-Khatib, aurait soulevé le même point sur les études, mais il n’a pas été possible de le contacter pour plus de détails.
M. Pharaon souligne en particulier le danger représenté par les résidus de l’incinération, ce qu’on appelle les cendres résiduelles et les cendres volantes. Or 2 000 tonnes de déchets incinérés par jour produisent entre 500 et 700 tonnes de cendres résiduelles toxiques, poursuit-il, et entre 20 et 50 tonnes de cendres volantes, dont le traitement ne peut se faire qu’avec des techniques très précises comme l’enfouissement dans des décharges spécifiques, etc.
Le ministre demande également plus de transparence, comme la publication, par le CDR, de la liste des sociétés préqualifiées dans cette adjudication, avec des précisions sur les critères de ce choix. M. Pharaon affirme, en définitive, s’être opposé à l’approbation de ce cahier des charges si ses remarques ne sont pas prises en compte.

Tout vaut mieux que cela ?
Contrairement à lui, le ministre d’État aux Affaires des réfugiés, Mouïn Merhebi, pense que « le plus important est d’avoir mis le train sur les rails ». « En tant qu’hommes politiques, nous ne pouvons maîtriser toutes les questions techniques, ajoute-t-il à L’OLJ. Ce cahier des charges a été préparé par des experts et il pourrait toujours être modifié au besoin. Mais on ne peut garder cette situation inchangée, sinon on va droit à la catastrophe. » Même si on opte pour une technologie qui, sans précautions nécessaires, peut aboutir à un autre genre de pollution ? « Croyez-moi, tout vaut mieux que les décharges sauvages et l’incinération en plein air qui a lieu actuellement, comme dans ma région du Akkar », dit-il.
Tout vaut mieux que cela ? Fifi Kallab, experte environnementale, présidente de Byblos Ecologia et membre de la Coalition zéro déchets, pense que la catastrophe est à venir. Comme M. Pharaon, elle évoque le danger considérable des cendres résiduelles et volantes, celles qu’on appelle en Europe les « déchets ultimes » et qui ne sont enfouies que dans deux décharges spécialisées sur tout le continent. Ces cendres, rappelle-t-elle à L’OLJ, sont pleines de métaux lourds et autres produits toxiques. « Dans son rapport, Ramboll avait insisté sur la nécessité de régler la question du traitement des résidus toxiques avant leur enfouissement », dit-elle.
L’experte rappelle qu’une étude effectuée par la Coalition zéro déchets et par l’Université Saint-Joseph sur la question avait été distribuée, il y a quelques années, au Parlement et au Conseil des ministres. « Personne ne peut dire qu’il n’est pas informé, insiste Fifi Kallab. Quant au fait de rejeter sur l’opérateur la responsabilité du règlement de ces détails, sans critères définis au préalable et sans contrôle, c’est ouvrir la voie vers toutes sortes d’abus. » Elle assure que la société civile réagira prochainement à cette décision.

Et de deux : les décharges…
L’agrandissement futur des décharges, saturées précocement en raison du volume important de déchets qui y est entreposé vu l’absence de tri initial, n’est pas vraiment une surprise. Ces sites côtiers, très controversés pour leur impact environnemental, avaient été décidés dans le cadre du plan gouvernemental « temporaire » de mars 2016. Dans la décharge de Bourj Hammoud, même le brise-lame supposé protéger la mer des déchets n’a pas encore été réalisé, en raison de différends avec des société pétrolières.
Le ministre des Déplacés, Talal Arslane, député de la région de Aley (où tombe Choueifat, donc Costa Brava), a déclaré être hostile à cette perspective. Autant M. Pharaon que M. Merhebi indiquent cependant à L’OLJ que l’idée est d’améliorer le travail sur les sites (une usine de tri prévue à Costa Brava devrait enfin être construite) de manière à réduire le volume des déchets enfouis.
Imad Kadi, militant au sein de la Campagne pour la fermeture de la décharge de Costa Brava, ne voit pas les choses sous cet œil. « C’est une supercherie qui a enfin été dévoilée, assène-t-il. On nous avait dit que ces décharges dureraient quatre ans et seraient temporaires, voilà que tout s’éclaire. » Il affirme avoir, dans le cadre du rassemblement Choueifat Madinatouna, porté plainte plusieurs fois contre l’entrepreneur en charge du site, pour « entorses aux critères internationaux et au contrat signé avec l’État ».