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L’État civil, nouvelle arme de Bassil face à Berry

 

Sandra NOUJEIM 

 

La querelle se poursuit de plus belle, bien au-delà du décret d’ancienneté de la promotion 94, entre le Courant patriotique libre (CPL) et le mouvement Amal.
La semaine avait été inaugurée par une double mise en garde du président de la Chambre Nabih Berry et du député Walid Joumblatt contre « une tentative de saborder Taëf ». Il s’agissait d’une mise en garde tacite contre les pratiques du ministre Gebran Bassil, sur les dossiers économiques et jusqu’aux nominations administratives, perçues comme bafouant le partenariat au sein du pouvoir.
La semaine s’est achevée sur une conférence de presse de M. Bassil, qui a abondé sur sa perception du partenariat, et poussé son raisonnement jusqu’à appeler à l’instauration d’un État civil, où la gouvernance serait libérée des contraintes communautaires. La réponse n’a pas tardé à venir du côté d’Amal, en la personne du ministre des Finances, Ali Hassan Khalil, qui a dénoncé la manière détournée de M. Bassil de continuer de monopoliser la parole des chrétiens et de maquiller son discours communautaire par des slogans laïcs.
S’exprimant à l’issue de la réunion du comité politique du CPL, Gebran Bassil s’est d’emblée prononcé contre l’isolation d’une partie en faveur d’une autre. « Nous avons fait l’objet d’une tentative de mise au ban de la vie politique en 2005 (…) et nous assistons aujourd’hui à de nouvelles tentatives de provoquer des inimitiés entre les parties. » Or « nous devons mettre fin à ce dérapage (…). Le Liban étant un pays qui ne peut vivre sans équilibre », il faudrait « défendre cet équilibre, et partant le partenariat », mais « sans aucune arrière-pensée communautaire ».
Le faire impliquerait idéalement l’instauration d’un État civil, « seul garant de la stabilité », en ce qu’il sort le pays de la logique du « plus fort ou du plus faible », a-t-il expliqué, mais en signalant aussitôt : « Il est clair que la majorité n’est pas encore prête à franchir le pas vers l’État civil (…). Nous devons admettre que l’État libanais a jusqu’à ce jour échoué à mettre en application l’article 95, dans le sens de l’abolition du confessionnalisme. »
La référence à l’État civil est une manière pour Gebran Bassil de répondre aux accusations dirigées contre lui par le camp berryiste de bafouer le partenariat prévu par l’article 95 de la Constitution – qui restreint la parité aux ministres, parlementaires et fonctionnaires de première catégorie (en plus de prévoir la transition vers l’État civil).
En défendant cette transition vers l’État civil, M. Bassil a cherché à faire montre d’une adhésion zélée à l’article 95, tout en proposant un projet vendeur auprès des chrétiens, et sans être soupçonné de tenir un discours communautaire.
« C’est dans l’État civil que se trouve le salut de tous (…) et je suis convaincu que le salut des chrétiens du Liban et de l’Orient, ainsi que leur protection, se trouvent dans la formule de l’État civil », a-t-il dit, en soulignant que son parti ne rate aucune occasion pour défendre ce projet.

Solution intermédiaire
Mais tout en disant défendre l’article 95, Gebran Bassil apporte sa propre interprétation du texte. Selon lui, si la parité a été restreinte au Parlement, gouvernement et fonction publique de première catégorie, cela ne vaut qu’au moment où commence la création du comité national chargé de gérer l’abolition du confessionnalisme politique. « En attendant, la parité ne se limite pas à la première catégorie », dit-il. Comprendre qu’il est en droit de la réclamer pour les fonctions de toutes les catégories. C’est une manière de répondre aux accusations qui lui sont portées de bloquer le décret de nomination d’assistants administratifs, dont des gardes-forestiers, ayant réussi au concours du Conseil de la fonction publique.
Mais même si la Constitution donne raison au CPL, poursuit Gebran Bassil, « nous n’accepterons pas que la composante druze soit occultée, ni les minorités chrétiennes… ». C’est ainsi au nom des minorités que M. Bassil a proposé « une idée temporaire ouverte au débat et qui n’exige pas d’amendement constitutionnel : ne plus réserver aucune fonction à aucune communauté, c’est-à-dire instaurer une rotation arbitraire, en maintenant seulement la parité générale islamo-chrétienne ». Mais Gebran Bassil n’a pas pu s’empêcher de donner à cette proposition « pragmatique » une dimension communautaire. Il a ainsi évoqué « une flexibilité » dans la rotation, entre chrétiens, d’une part, et musulmans, de l’autre, c’est-à-dire un mécanisme de donnant-donnant intracommunautaire. « Les maronites étant majoritaires (chez les chrétiens), ils pourront concéder des sièges aux chrétiens minoritaires », a-t-il dit, en donnant l’exemple de la nomination récente d’un grec-catholique à un poste de membre du comité d’Ogero, alors que ce siège était dévolu aux maronites. « Les druzes, sunnites et chiites pourront faire pareil », a-t-il ajouté.
Alors que le bras de fer Aoun-Berry est au fond une confrontation entre deux camps également avides de postes administratifs à des fins politico-communautaires, la proposition de Bassil paraît comme un moyen de tracer une limite entre « le terrain » de l’un et de l’autre.

Élargir l’entente interchrétienne
L’on retiendra par ailleurs que M. Bassil a pris la défense de la parité islamo-chrétienne, non par opposition à la répartition par tiers, mais par opposition aux « parités » politiques qui seraient reprochées au CPL. « En 2006, nous avons été critiqués pour établir une dualité maronite-chiite et chrétienne-chiite en scellant une entente avec le Hezbollah (…). Aujourd’hui on nous reproche une dualité sunnite-maronite contre les chiites », a-t-il déploré, avant de réaffirmer ses « ententes » politiques, aussi bien avec le Hezbollah, le courant du Futur et, sans les nommer, les Forces libanaises – une entente interchrétienne qu’il « ambitionnerait d’élargir ». « Notre main est tendue à tous », a-t-il dit, sur un ton électoral par excellence. « Notre entente avec le Hezbollah demeure un besoin et reste stratégique pour protéger le pays contre Israël et contre les tentatives de discorde interne. Nous avons en outre eu une entente de partenariat, non écrite mais appliquée de facto, avec le courant du Futur, avec qui nous estimions qu’il y avait un déséquilibre au niveau du partenariat. Cela n’est plus de mise. Et nous restons attachés à l’entente interchrétienne qui est nationale en ce qu’elle nous prémunit des discordes », a-t-il signalé. Et de conclure, dans une allusion à peine voilée au président de la Chambre, qui avait dit que toute personne souhaitant dialoguer avec Amal doit passer par le Hezbollah et vice versa : « Nos relations avec les différentes parties politiques se font directement, et nul besoin de passer par une tierce personne que ce soit en cas de litige ou d’entente. »

Riposte immédiate 
À la suite de cette conférence de presse, Ali Hassan Khalil en a tenu une autre au siège de son ministère. S’il a ramené aux esprits « le legs de l’imam Moussa Sadr », c’est pour rappeler que « notre projet a toujours été celui du Liban, comme pays définitif pour tous ses fils ». Et d’ajouter, en allusion à l’exil de Michel Aoun, que Nabih Berry « avait refusé toute logique d’isolation, même en temps de guerre ». Et dans une pointe au nouveau partenariat Aoun-Hariri, qu’au moment où « d’aucuns disaient avoir réservé un “one-way ticket” à Saad Hariri (lors de la démission de son cabinet en 2010, NDLR), Nabih Berry a été celui qui appelait au partenariat ».
Il a ensuite dénoncé, sans le nommer, la volonté à peine voilée de Gebran Bassil de prêcher le partenariat, au nom de ses intérêts propres, en se posant en porte-parole de sa communauté.
« Le partenariat ne se limite pas à s’assurer si tel poste me revient ou pas. Le partenariat ne se résume pas à imposer mon candidat, sans quoi les institutions seraient bloquées. Le partenariat n’implique pas que mon proche soit à ce poste, sinon les Libanais devront attendre un, deux, trois ans pour que ce poste soit rempli (allusion à la présidentielle, NDLR) ».
Par ailleurs, en réponse à l’interprétation de l’article 95 avancée par Gebran Bassil, il a souligné que « la Constitution est notre garantie, mais elle ne saurait être réadaptée selon les aspirations politiques des uns et des autres. Elle n’est pas un point de vue ». Et « soyons clairs, l’interprétation avancée aujourd’hui (hier) nous ramène 27 ans en arrière (…) lorsque les complexes communautaires atteignaient les catégories les plus basses de l’administration au point d’immobiliser le pays ».
En réponse à la solution de rotation, Ali Hassan Khalil a déclaré que « même si l’opportunité se présentait d’annuler le paramètre confessionnel à des postes-clés à même de rassurer les communautés, comme le sont pour les chrétiens le poste de commandant en chef de l’armée, ou celui de gouverneur de la Banque centrale, nous ne l’accepterons pas ».
Du reste, si l’idée d’un État civil est sérieuse, « le président de la République devrait présenter une lettre directe au président de la Chambre d’appliquer l’article 95 », selon les mécanismes appropriés, « au lieu de tourner autour du projet », a-t-il ajouté.
S’il a déploré le fait que « le chef de l’État ait été entraîné dans la polémique (autour du décret) par ceux qui n’œuvrent pas dans son intérêt et qui ont cité des précédents devant le Conseil d’État pour dire que l’affaire est close (allusion aux ministres Gebran Bassil et Salim Jreissati) », il a clairement signifié que « rien n’est clos qu’en vertu de la Constitution ».
Sur le dossier des assistants administratifs dont la nomination serait bloquée pour des raisons communautaires, Ali Hassan Khalil a tenu à « poser la question en premier lieu au Premier ministre, étant la partie dont relève directement la responsabilité soit de préserver les institutions (en respectant le mécanisme des nominations qui passe par le Conseil de la fonction publique, NDLR), soit de les saboter ».