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Par-delà la politique politicienne

Yara ABI AKL |
Le courage et la confiance en soi. Il en faut pour prendre la décision de tourner une page traumatique de sa vie et de se « réconcilier » avec son passé pour jeter les bases d’un avenir meilleur. En ce sens, l’on ne peut qu’apprécier à sa juste valeur la réconciliation historique qui a eu lieu hier à Bkerké entre le leader des Forces libanaises Samir Geagea et (surtout) le chef des Marada, Sleiman Frangié, sous l’égide du patriarche maronite, Mgr Béchara Raï.

Au terme d’une laborieuse gestation, les deux hommes sont courageusement parvenus à panser une plaie chrétienne qui saignait depuis le 13 juin 1978, date du massacre d’Ehden. Une tuerie au terme de laquelle le leader des Marada, Tony Frangié, fils de feu l’ancien chef de l’État Sleiman Frangié, ainsi que son épouse Véra et leur fille Jihane, avaient été assassinés au cœur du fief des Frangié.

Il serait peu rigoureux d’isoler la tuerie d’Ehden du contexte politique et social qui sévissait dans les années 70 au Liban-Nord. Dans la foulée de la guerre fratricide de 1975, les Kataëb, sous la présidence de Pierre Gemayel, s’étaient employés à élargir leur hégémonie dans les régions à dominante chrétienne, dont notamment le Liban-Nord. On raconte même que le fondateur des Kataëb avait bénéficié d’un accueil sans précédent à Zghorta. Les Frangié ont donc très mal vu leur leadership incontestable menacé par les Kataëb, d’où la détérioration des rapports entre les deux factions chrétiennes. Les tensions ont atteint leur apogée avec l’assassinat de Joud el-Bayeh, chef de la section Kataëb de Zghorta. En représailles, un commando Kataëb, dont faisait partie Samir Geagea, avait donné l’assaut à la résidence des Frangié. Geagea avait été blessé aux abords de la résidence, mais l’opération aboutit au meurtre de Tony Frangié et de sa famille. Sleiman Frangié ordonna alors aux éléments armés du parti de Pierre Gemayel de se retirer du Liban-Nord une fois pour toutes. Bien au-delà de la bataille pour le leadership chrétien, le massacre d’Ehden revêt une importance dans la mesure où il constitue l’un des épisodes les plus importants de la guerre civile libanaise. Et pour cause : cet événement a ébranlé davantage le Front libanais, déjà secoué par le retrait de Sleiman Frangié (sous probable pression syrienne), le 2 mai 1978. Il s’agissait d’un rassemblement politique qui comprenait, outre l’ex-président zghortiote, le fondateur des Kataëb Pierre Gemayel et l’ancien chef de l’État Camille Chamoun. Les trois hommes convergeaient sur la lutte contre le mini-État instauré de facto au début des années 70 par les factions palestiniennes armées. Sur fond de désaccord autour de la présence syrienne au Liban, Sleiman Frangié avait claqué la porte de ce regroupement pour consolider, avec l’appui indéfectible de Damas, son leadership au Liban-Nord. À défaut d’affaiblir le clan Frangié, le résultat de la tuerie d’Ehden avait abouti à l’effet contraire sur le terrain, conduisant à l’exclusion du Front libanais du Nord et permettant aux troupes syriennes d’étendre définitivement leur contrôle sur cette région. Outre la détérioration des rapports politiques entre les Kataëb – et ce qui deviendra un peu plus tard (en 1980) les Forces libanaises sous le commandement de Bachir Gemayel – d’une part et les Marada d’autre part, le massacre d’Ehden a fortement secoué les rapports politico-sociaux entre Zghorta et Bécharré, important fief des FL et village natal de Samir Geagea. Mais il n’en reste pas moins que depuis le début des années 1990, la tension avait déjà commencé à s’estomper, même si ce calme relatif fut brisé par quelques incidents ponctuels entre les deux formations, tels que les incidents de Bsarma (2008) et de Dahr el-Aïn, dans le Koura (2010). Perçue sous cet angle, la réconciliation historique d’hier aurait permis à MM. Geagea et Frangié de décrisper enfin les relations entre les deux villages et de sanctuariser le Liban-Nord chrétien au double plan politique et sécuritaire. « Au moins, les gens ne vont plus se dévisager avec méfiance », affirment ainsi des notables des deux régions concernées. D’aucuns, plus sceptiques, se contentent de cerner l’initiative à sa stricte dimension partisane, estimant qu’en dehors des cercles partisans, la population civile n’a jamais été concernée par les querelles politiques entre ces deux composantes. L’initiative serait donc surtout un « acte émotionnel » visant à ouvrir une nouvelle page entre les deux partis, et à mettre un terme à l’exploitation politique du massacre d’Ehden, notamment par le régime syrien, qui avait activement œuvré, à l’issue de la guerre civile, pour fixer solidement Samir Geagea (en dépit de son incarcération) dans l’image du criminel de guerre au niveau de la rue chrétienne. Le succès, toujours précaire, de Sleiman Frangié et Samir Geagea à tourner définitivement la page de leur conflit sanglant ne devrait aucunement occulter le rôle de Bkerké dans ce domaine. Selon un analyste politique interrogé par L’Orient-Le Jour, la réunion d’hier confère au patriarcat maronite son rôle traditionnel d’autorité de référence morale, à même d’assurer un espace où les chefs politiques maronites peuvent se rassembler, dialoguer et panser leurs plaies. Le patriarche Sfeir avait initié lui-même la réconciliation historique de la Montagne en août 2001. Voilà que le patriarche Raï, absent de l’accord bipartite de Meerab, préside à la fermeture de la plus vieille blessure interchrétienne. Il est vrai que cette phase de la réconciliation interchrétienne est d’abord symbolique pour les chrétiens. Mais c’est aussi un acte éminemment politique. On en veut pour preuve le timing de cet événement. Il intervient à l’heure où l’entente de Meerab liant les FL au Courant patriotique libre subit de sérieuses secousses dont témoignent les tractations gouvernementales, et où les rapports aounistes avec les Marada sont troublés par les calculs prématurés liés à l’élection présidentielle. En ce sens, certains ne voudront voir dans la rencontre d’hier qu’un simple retournement d’alliances dirigé contre le CPL.

Il est cependant trop tôt pour en juger, une réconciliation véritable ne pouvant être évaluée qu’à travers les actes qui sont entrepris pour lui donner vie sur le terrain. Sans quoi elle restera incomplète.