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Le 14 Février ou la perte de sens

 

Sandra NOUJEIM 

Le contexte de la onzième commémoration de l’attentat du 14 février 2005, qui se tiendra dimanche au Biel, impose un constat sévère : la perte de sens généralisée des principaux protagonistes du 14 Mars, qui ont pour le moins perdu le nord par rapport à ce que cette date symbolise.
Certes, le souvenir du sursaut national et citoyen de 2005 persiste. L’élan spontané pour un Liban nouveau, pensé en dehors des systèmes répressifs et claniques, est avéré.

Cet élan survit aujourd’hui chez certains acteurs civils et politiques indépendants, et à travers les vagues d’indignation que continuent de susciter sporadiquement les choix du leadership du 14 Mars.
Mais cette dynamique ne trouve plus d’écho dans l’exercice politique. Depuis que dure le blocage institutionnel, elle a été progressivement assimilée par les structures de dialogue instauré entre partis politiques. La première de ces structures est le dialogue bilatéral entre le Hezbollah et le courant du Futur. En dépit de son opacité, ce dialogue est la superstructure qui dicte aujourd’hui la vie politique.

C’est là que se décident les modalités de relance de l’exécutif, à défaut de pouvoir élire un président de la République. C’est là que les soupapes de sécurité sont huilées, par souci commun de maintenir la stabilité. Et c’est là que, subsidiairement, les polémiques sont étouffées dans l’œuf.

C’est ce qui vaut pour la question du transfert de l’affaire Michel Samaha devant la Cour de justice, dont le report en Conseil des ministres a conduit le ministre de la Justice, Achraf Rifi, à se retirer de la réunion au Grand Sérail jeudi dernier. Une démarche dont le chef du Futur, Saad Hariri, s’est vite lavé les mains dans un tweet controversé, provoquant un vif appui populaire au ministre à Tripoli, relayé par les réseaux sociaux (les habitants de Bab Ramel ont déchiré les portraits des leaders de la ville affichés dans leur quartier, à l’exception de celui d’Achraf Rifi).

À quelques jours de la commémoration du 14 Février, ces tensions intérieures au courant du Futur sont révélatrices du malaise provoqué par sa politique envers le Hezbollah.

En effet, des sources concordantes rapportent que lors de la réunion entre Saad Hariri et des cadres de son parti à Riyad, ayant fait suite à la mise en liberté de Michel Samaha, le chef du courant du Futur avait donné son feu vert pour mener « jusqu’au bout » la demande de transférer le dossier devant la Cour de justice, « quitte à provoquer un retrait éventuel des ministres du Futur du cabinet ».

L’aval de Saad Hariri avait alors été accueilli avec enthousiasme par ses interlocuteurs, y compris Nouhad Machnouk. Mais au fil des trois réunions successives du gouvernement, qui venait de reprendre sa marche normale, cet enthousiasme ne s’est pas manifesté. Le report du débat autour de la clause 64 de l’ordre du jour relative au dossier Samaha – bien que justifié par le temps pris pour l’examen de clauses antérieures – a révélé une rétraction de Saad Hariri, qui a préféré suspendre la polémique. Les nominations nouvelles, faites récemment dans la discrétion, des quatre officiers délégués à la Cour de cassation militaire ont éveillé les doutes sur l’existence d’un nouveau compromis entre le Futur et le Hezbollah sur la question. Des arguments ont, en parallèle, émané des milieux du Futur, mettant en doute l’utilité du transfert du dossier devant la Cour de justice, dont l’impartialité ne serait pas garantie. Si la persistance du ministre de la Justice à réclamer le transfert du dossier est critiquée par M. Hariri, ce n’est pas sur le fond, mais sur le timing, qui ne saurait relever de M. Rifi, précisent des sources informées. Les tensions provoquées par cet épisode à la veille de la commémoration du 14 Février semblaient d’ailleurs en voie d’être dissipées hier, même si la participation du ministre à la cérémonie n’a toujours pas été confirmée.

L’écart (de moins en moins facile à combler) entre la rue sunnite et le parti dont elle répond n’est pas suffisant en soi pour signaler un échec de la stratégie du courant du Futur.

Cette stratégie est à lire en effet sous l’angle des développements régionaux. À l’heure où la confrontation arabo-iranienne dissimule une réalité plus grave – une guerre entre deux islams, sunnite et chiite –, celle-ci se répercute au Liban sous forme de « guerre froide ». D’une part, les chiites du Liban se présentent comme les défenseurs de l’intégralité territoriale et souveraine face au sionisme et au jihadisme, un discours qui leur accorde le prétexte de dépasser le cadre libanais strict et de se placer au-dessus de la mêlée. D’autre part, la communauté sunnite se trouve devant une alternative : le choix d’adhérer à un califat, et celui d’être citoyen du « Liban d’abord ». Or il ne fait pas de doute que le choix du leadership sunnite, et de la plus grande partie de sa base, reste celle du Liban d’abord, relèvent des figures indépendantes du 14 Mars à L’Orient-Le Jour.

Là où l’engagement pour le Liban d’abord bute, c’est d’abord dans la rupture de confiance entre le Futur et ses alliés chrétiens, et ensuite dans les erreurs commises par les chefs chrétiens.

Le compromis autour de la candidature de Sleiman Frangié a été une double erreur : tendant vers un équilibre des pouvoirs qui rappelle la coexistence Émile Lahoud-Rafic Hariri, sous la tutelle syrienne, ce compromis a occulté l’histoire de l’insurrection du 14 Mars, presque comme si le fondateur du courant du Futur n’avait jamais été assassiné. La seconde erreur a été d’isoler de ce compromis la composante chrétienne du 14 Mars.

À cette erreur s’ajoutent les manquements de la communauté chrétienne, que relève le coordinateur du 14 Mars, Farès Souhaid : l’échec des chrétiens à contribuer au déblocage de la présidentielle, après 18 mois de vacance ; leur positionnement mal calculé par rapport à la confrontation sunnito-chiite. Les indépendants du 14 Mars, qui contestent aussi bien l’option Frangié que l’option Aoun, s’entendent sur une vision du rôle chrétien qui s’aligne sur l’option du Grand Liban, que le patriarche Hoayek avait favorisé par rapport à l’option d’un petit Liban chrétien en 1920.

Or en optant pour le repli réactionnel, les composantes politiques chrétiennes du Liban risquent de se réduire à un corps uniforme et incipit, « un bâton » de combat, dont les composantes politiques chiites et sunnites feront un usage alternatif dans leur affrontement, estime M. Souhaid.

Si le 14 Mars paraît plus que jamais en perte de repères, c’est parce que ses composantes ont délibérément réduit leur rôle : les Forces libanaises multiplient les signaux indiquant qu’ils ont opté pour un repli communautaire au nom de « l’absence de participation au processus de décision » et de la « participation politique », et le Futur pour des concessions sans contrepartie au nom de la « paix civile » et de la « stabilité ». Résultat : ces deux piliers du 14 Mars sont devenus les fers de lance, auprès du Hezbollah, de la campagne de « leurs » candidats respectifs du 8 Mars, à la place de ces derniers !

Deux campagnes dont l’échec se confirme d’ailleurs d’ores et déjà. Il n’est pas prévu, dans ce contexte, que l’allocution de Saad Hariri, demain, porte sur les candidats à la présidentielle. Il devrait se contenter de dénoncer une nouvelle fois le blocage et la responsabilité du Hezbollah à ce niveau et d’attaquer l’ingérence iranienne au Liban et dans le monde arabe d’une manière frontale. C’est, d’une manière générale, un rappel des principes de 2005 qui dictera la grande partie de son discours. Il devrait réaffirmer en outre la cohésion du 14 Mars… le temps que se précisent les contours de l’après-compromis Frangié et de l’après-Meerab…