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À Tripoli, des votes arrachés à la misère…

 

Sandra NOUJEIM

Les premières heures de la journée électorale à Tripoli se déroulent avec une lenteur dominicale coutumière, mais alourdie par une impression de vide.

Dans le paysage urbain hétéroclite, où des arcades à moitié englouties par le ciment de façades mal rénovées côtoient des traces d’obus, la pierre aux multiples strates d’histoire paraît toutefois désertée par l’élément humain. L’entrée maritime de la ville, parsemée de chariots de jus, de cafés, de fruits et de légumes, est animée par les sourires affables des marchands, auxquels manque encore leur clientèle. Un peu comme ces délégués de listes – la plupart des mineurs, parfois des enfants en bas âge, dont les mots et gestes sont surveillés par des adultes, entassés devant les bureaux de vote, qui donnent la fausse impression d’un grouillement d’électeurs. La ville marquera de loin le plus faible taux d’affluence du Nord. Même dans leurs heures les plus oisives de la journée, des délégués s’abstiennent de révéler le montant de la somme journalière qui doit leur être versée.
Les ruelles emplies de délégués peu enclins à parler politique, l’air souvent hébété et en mal d’électeurs (ce sera le cas jusqu’en milieu d’après-midi), sont le décor d’une bataille strictement interne aux autorités politiques de la ville. Et où l’électeur est un acteur de second plan. D’ailleurs, le taux d’affluence de 20 % correspondrait au nombre de délégués de chaque candidat, multiplié par deux seulement : un calcul auquel se livrent au petit matin un groupe d’indépendants de la ville, regroupés autour d’un café dans un coin de la rue Azzam.
Le soleil du petit matin traverse les grandes vitres du café traditionnel Negresco et caresse ses chaises de cuir beige affadis, décors de vifs échanges entre les « notables » du Nord dans les années 60 et 70, qui rivalisaient avec l’intelligentsia de gauche, fréquentant à l’époque le café Andalus, situé exactement à l’autre bout de l’avenue. L’un comme l’autre de ces deux lieux symboliques n’accueille plus qu’une poignée de clients. Ce matin, certains habitués s’abstiennent de faire état de présence. « Sans doute par crainte d’incidents », dit l’un d’eux, constatant par exemple la vacance d’une table réservée à un « groupe de tripolitains chrétiens ».
Accoudé sur une table ronde, un ancien client alaouite ne sait pas encore s’il ira voter. « Chacune des trois listes politiques en lice (la liste consensuelle, et les deux listes parrainées respectivement par Achraf Rifi et Misbah Ahdab) se nourrit de tensions communautaires, qui couvent malheureusement dans la ville », dit-il.
Sous des ventilateurs à tirette, un groupe de Tripolitains sunnites indépendants portent un regard dépassionné sur le scrutin, en sirotant un café.
Citant Hani Fahs, ils décrivent la vanité d’un changement « lorsque la culture a disparu ». Certains ont le pouce marqué à l’encre, signe qu’ils ont voté. Ce qu’ils révèlent de leur choix, c’est leur soutien à la liste incomplète de jeunes indépendants Tripoli 2022 – en dépit de leur connaissance des « lacunes intellectuelles » de la mouvance indépendante en émergence dans le pays. Différente de la liste de Charbel Nahas (stigmatisé dans la ville comme « un ancien allié de Michel Aoun » ), cette liste est formée de quatre candidats (dont Ahmad Halawani, activiste civil, ex-partisan et responsable du courant du Futur à Tripoli), menant le gros de leur campagne sur les réseaux sociaux. Peu connus des électeurs, ils ont néanmoins obtenu un soutien de dernière minute de Arabi Khalil Akkawi, candidat isolé, populaire à Tebbaneh et proche de Moustafa Allouche. M. Akkawi aurait par ailleurs bénéficié « discrètement » d’un panachage de la liste consensuelle (parrainée par Nagib Mikati et Saad Hariri), en contrepartie de son abstention de se rallier à la liste rivale relevant du ministre démissionnaire Achraf Rifi, confie à L’Orient-Le Jour une source proche de la machine électorale de la liste consensuelle, ayant requis l’anonymat, confirmant par ailleurs « une décision de panachage mutuel entre les camps Mikati et Hariri au sein de la liste ».
Le député Samir el-Jisr dément à L’OLJ cette éventualité, « qui ne serait dans l’intérêt ni de l’un ni de l’autre ». Mais la liste consensuelle a inévitablement conduit à soupeser les influences respectives de MM. Hariri et Mikati dans la ville. Le choix du président de la liste, Azzam Oueida, « plus proche du second que du premier », et qui n’était pas le favori du courant du Futur (de sources concordantes), avait alimenté la thèse selon laquelle l’aptitude de Saad Hariri aux concessions résulterait de l’impossibilité pour lui de mener seul une bataille gagnante à Tripoli.
Le consensus a rallié la plupart des figures sunnites de la ville (Mohammad Safadi, Fayçal Karamé, Mohammad Kabbara), ainsi que la Jamaa islamiya, les Ahbache, les alaouites (deux candidats), et les chrétiens (entente des partis politiques – à l’exception du Courant patriotique libre – sur trois candidats, parrainée par le député Robert Fadel et les Marada).
Nombreux sont ceux qui pensent, comme le souligne Achraf Rifi à L’OLJ, que « M. Hariri aurait pu mener une bataille gagnante seul avec des indépendants et certaines figures de la ville (comme Mohammad Safadi, ndlr). Sa victoire aurait en tout cas été de ne pas se rallier à une liste syrienne ». C’est l’avis partagé par un groupe de jeunes de Bab el-Tebbaneh, tous au chômage, assis autour d’un narguilé orphelin, sur des chaises en plastique fissurées. Dans la vétusté du quartier, recouvert de photos d’ Achraf Rifi, ils décrivent, tantôt avec des traits d’humour, tantôt avec un pincement aux lèvres, leur sentiment d’avoir été « abandonnés par Saad Hariri ». « Le divorce est consommé » …
Les échos de ces propos reviennent à la vue de foules de délégués, envahies par le jaune fluorescent des Ahbache (inclus pour la première fois sur la liste consensuelle). La couleur bleu ciel des délégués de la liste consensuelle relevant du Futur est parfois à peine repérable – hormis dans certains quartiers comme Hadidiyé.
C’est le cas de l’un des bureaux de vote de Tall. Parmi les délégués balançant des bulletins de vote sur les voitures de passage, comme du riz sur des mariés, Zakiyé, une quadragénaire, mère de onze enfants, représente la liste consensuelle. Le visage clair entouré d’un voile, revêtant un T-shirt blanc de la liste en question, elle dit relever de Nagib Mikati, « qui finance le traitement mensuel de mon diabète. Puis-je faire autrement qu’être là ? ». Mais elle ajoute : « Je suis très attachée à Rafic Hariri, j’ai chez moi son portrait. » Elle est contrainte de voter pour l’un, mais tend à voter pour l’autre. Elle ne parvient pas à dire qui elle aurait choisi sans le consensus. Un troisième de ses fils, Sami, se démarque toutefois de sa famille et dit travailler pour la liste soutenue par Achraf Rifi. « J’aurais voulu voter pour Saad Hariri, mais il a intégré une liste du 8 Mars », dit-il.
Bassam, vendeur ambulant de jallab artisanal, l’écoute avec une certaine retenue : il veut croire dans le consensus « béni par les politiques », et veut croire que Tripoli cessera d’être « laissée pour compte ». Mais à peine ces mots formulés, que des larmes lui montent aux yeux.
Certains font état d’un consensus censé couvrir un départage des parts sur des projets de développement (l’aménagement d’un parking à l’entrée de la ville et le projet de remblaiement de la façade maritime, d’une valeur estimée à 8 milliards de dollars).
Promeneur isolé dans une rue de Tripoli, Nasser confie avoir pris la décision de ne pas voter : « Rafic Hariri a financé mes études. Ce grand homme a été enterré aujourd’hui », dit-il sur un ton grave. Cet instituteur révèle que les 6 000 étudiants et 700 professeurs de son école, relevant de Rafic Hariri, « ont décidé de boycotter les élections ».
À une heure de la fermeture des bureaux de vote, des groupes monochromes se rueront aux urnes, balayant, une nouvelle fois, les cris d’écœurement de la ville…