Après l’attentat qui a visé le siège de la Blom Bank, l’impossibilité pour le Liban de contourner les sanctions américaines contre le Hezbollah est confirmée. Ainsi que l’intention du parti chiite de lier l’avenir du pays (économique et/ou sécuritaire) à son propre sort.
Ceux qui entendent exonérer le Hezbollah de toute responsabilité dans l’attentat expliquent que l’allié de Téhéran est conscient de la contrainte dans laquelle se trouvent les banques libanaises qui seraient, en quelque sorte, autant victimes que lui de ces sanctions. Il n’aurait donc aucun intérêt à leur attenter directement par un acte de violence. Les défenseurs du Hezbollah occulteraient ainsi désormais l’épisode de la confrontation directe avec les banques, et surtout avec le gouverneur de la Banque centrale, depuis le 12 mai dernier (date de la publication d’un communiqué virulent en réaction à deux circulaires de la BDL fixant les modalités d’application des sanctions américaines). Le silence « dangereux » du Hezbollah sur l’attentat – selon un député du courant du Futur – confirmerait en outre l’avis selon lequel le parti n’aurait nulle intention de se dérober à un acte qu’il aurait commandité avec une « précision professionnelle implacable », avec l’intention d’envoyer un message clair : si le Hezbollah coule, c’est le Liban qui coule avec lui. Désormais, le sort du Liban est donc lié à celui du parti chiite.
Cette phase avait été préparée par deux épisodes successifs.
Le premier aura été le soupçon jeté par le Hezbollah sur la BDL « d’en faire trop en faveur des sanctions américaines », en confiant à sa commission d’investigation l’examen obligatoire de tous les cas de clôture de comptes par des banques libanaises, dans un délai d’un mois du dépôt des dossiers. En cas de silence de la commission, les banques seraient libres de leur décision de clôturer ou non le dossier, « en toute responsabilité », c’est-à-dire à leurs risques et périls. Cette mesure est pourtant décrite par certains experts comme un assouplissement en faveur du Hezbollah, qui « compromet le libre marché économique en enfreignant la liberté contractuelle des banques ».
Ces divergences permettent d’identifier une confrontation inédite entre « une entité politique et sa mission (de “moumanaa” frontale ouverte), et une entité commerciale et sa mission de minimiser les risques pour protéger les dépôts de ses clients, et les bons du trésor d’un État au bord de la faillite », comme le décrit l’analyste politique et économiste Sami Nader à L’Orient-Le Jour. Il met l’accent sur « les contradictions de fond » entre ces deux entités, qui expliquent l’anomalie – et la stérilité d’une éventuelle confrontation sur le terrain financier. Les ministres du Hezbollah avaient d’ailleurs donné le ton d’une confrontation politique, lors de la séance du Conseil des ministres ayant suivi la publication du communiqué du Hezbollah : ils feront savoir en substance que ce que le Hezbollah subira du fait des sanctions américaines, c’est le Liban dans son ensemble qui le subira.
Le second épisode a été la visite à Beyrouth, les 26 et 27 mai dernier, du secrétaire adjoint au Trésor américain, Daniel Glaser, et la réaction du Hezbollah par le biais de l’agence Fars, quelques heures avant l’attentat de la Blom. M. Glaser mettra en effet les banques libanaises devant l’obligation de mener des enquêtes actives sur leurs clients, le risque étant pour elles de subir un blocage (et sans préavis) de leurs correspondances avec des banques américaines pour les transactions en dollars. « Aucune banque américaine ne peut s’aventurer à traiter avec un client suspect par le biais d’une banque libanaise », que le client soit facilement repérable (comme des proches d’un député du Hezbollah), ou qu’il soit un citoyen lambda, mandaté par le Hezbollah pour blanchir ses fonds, explique une source bancaire à L’OLJ.
Le processus « long » d’isolement du Hezbollah est ainsi déclenché, la dimension politique et milicienne du parti devenant incompatible avec les intérêts vitaux aussi bien des Libanais dans leur ensemble que des chiites qui lui sont sympathisants. L’interview donnée par Riad Salamé à la CNBS et son annonce inédite de la fermeture de cent comptes bancaires relevant du Hezbollah devaient le confirmer officiellement.
La réponse du parti chiite se fera une nouvelle fois et avec plus de virulence sur le terrain politique, par le biais de l’article publié par l’agence iranienne Fars, moins de douze heures avant l’explosion de dimanche dernier. Intitulé « L’agression financière contre le Hezbollah : l’armée Lahd bancaire (en allusion à l’Armée du Liban-Sud, autrefois supplétive d’Israël) », l’article, citant un « proche du Hezbollah », rapporte que le parti chiite « comprend la situation des banques au Liban », mais souhaite que les sanctions se restreignent au Hezbollah, à l’exclusion de sa base chiite, faute de quoi le parti pourrait avoir « une réaction inattendue ». L’article évoque une série de démarches « légales » envisagées par le parti dans sa confrontation avec les banques et « le gouverneur de la Banque centrale en particulier », comme la fermeture forcée de branches de banques établies dans des régions relevant du Hezbollah ; le boycottage de certaines banques par le parti chiite. Mais la source citée va aussi jusqu’à mettre en garde contre la disposition de son parti à mener « un nouveau 7 Mai », précisant que certains « ont tort de croire que le Hezbollah est si accaparé par sa présence en Syrie qu’il voudrait temporiser et calmer la situation (engendrée par les sanctions) sans égard pour les intérêts de ses gens ». Selon l’agence, le coup militaire du Hezbollah contre Beyrouth et la Montagne le 7 mai 2008 avait pour objectif de défendre les intérêts de la communauté chiite. Et de conclure : « La crise aujourd’hui requiert une prudence bancaire… sinon on pourrait bien se retrouver, éventuellement, à la veille d’un nouveau 7 Mai. »
Que l’attentat de la Blom Bank soit ou non un premier signal dans ce sens ne change rien au fait qu’il instaure un moment décisif pour le secteur bancaire : « Ce secteur ne peut pas supporter le risque d’un nouvel attentat similaire, qui déclencherait inévitablement le début de son effondrement », explique Sami Nader à L’OLJ. Autrement dit, le secteur bancaire est désormais l’otage d’une situation sécuritaire oscillante. À partir de là, le Hezbollah a deux possibilités de contrer les sanctions américaines avec ses moyens de bord : porter un coup fatal au secteur bancaire, ou déstabiliser la sécurité. Sur ce dernier point, des milieux du courant du Futur, ainsi que des indépendants du 14 Mars, disent craindre une résurgence d’attentats à caractère sécuritaire, qui ne viseraient pas le secteur bancaire, mais serviraient à « détourner l’attention des sanctions américaines ». Les avis convergent en effet aussi bien sur « l’impasse d’un 7 Mai financier » que sur « la réticence du Hezbollah à faire des concessions politiques », fussent-elles pour sortir du pétrin des sanctions américaines. L’issue serait d’ébranler l’un des garde-fous de la stabilité du Liban : la sécurité. Face à cette menace, une solidarité nationale semble s’ébaucher, non pas directement contre le Hezbollah, mais en faveur du secteur bancaire.
Dans la foulée de l’attentat de dimanche, le Premier ministre Tammam Salam a présidé hier au Grand sérail une réunion avec le gouverneur de la Banque centrale, Riad Salamé, et le président de l’Association des banques du Liban, Joseph Torbey, en présence du ministre des Finances, Ali Hassan Khalil. M. Salam a qualifié l’explosion contre la Blom « d’acte terroriste contre la stabilité économique », et rappelé que « le secteur bancaire est l’un des fondements de l’État à l’ombre de la paralysie des institutions ». Il a informé les personnes réunies de ses contacts continus avec les ministères et appareils de sécurité chargés de l’enquête, espérant que celle-ci « aboutisse au plus vite à révéler les responsables ». La réunion a conduit à « réaffirmer la confiance dans les mesures prises par la BDL au niveau local et international, visant à préserver le système financier libanais et à l’immuniser, en consolidant la réputation financière du Liban ».
Le chef du courant du Futur Saad Hariri a exprimé, pour sa part, « sa solidarité » avec le secteur bancaire. Une position qui doit faire l’objet d’un communiqué de son bloc aujourd’hui, après une première réunion hier de près de trois heures destinée à relancer le dialogue au sein du bureau politique de la formation. Il semble toutefois que le courant du Futur n’entend pas mener une campagne contre le Hezbollah, « pareille confrontation étant sans issue », selon un député, qui estime que le pays est « livré à lui-même », entre les sanctions américaines et les possibles représailles du Hezbollah. Ce dernier risque « d’isoler le Liban sur le plan international », en réaction aux tentatives de l’isoler. Surtout qu’une véritable solidarité nationale avec le secteur bancaire contre le Hezbollah nécessiterait des prises de position audacieuses de la part d’acteurs-clés, comme le Courant patriotique libre, relève le député. Le 14 Mars reformera-t-il – bon gré mal gré – ses rangs dispersés face à cette nouvelle donne ? Hier, le président des Forces libanaises (FL), Samir Geagea, a dépêché son conseiller, Melhem Riachi, à la Maison du Centre, et les sections estudiantines du courant du Futur, des FL, du parti Kataëb et du Parti national libéral organisent aujourd’hui ensemble, devant le siège de la BDL, une manifestation de soutien au secteur bancaire libanais. Une première depuis la libération de Michel Samaha.