À défaut d’aboutir juridiquement, en l’absence d’un président de la République, selon les lectures juridiques prédominantes au sein des milieux politiques, les trois démissions ministérielles successives d’Achraf Rifi, d’Alain Hakim et de Sejaan Azzi resteront des « actes politiques ».
En temps normal, l’acceptation de la démission d’un ministre (tout comme sa désignation) se fait par un décret du président de la République, contresigné par le Premier ministre. « C’est le décret d’acceptation de la démission qui en déclenche l’entrée en vigueur et la rend définitive », explique l’ancien député et juriste Salah Honein à L’Orient-Le Jour.
Cet énoncé se heurte, d’une part, à la situation anormale de la vacance présidentielle, et, de l’autre, à l’absence apparente d’une volonté véritable, qu’elle soit celle du Premier ministre, voire des ministres démissionnaires eux-mêmes, de mener la procédure de démission jusqu’au bout.
On sait qu’en l’absence d’un président de la République, la Constitution prévoit que les pouvoirs du chef de l’État sont exercés « à titre intérimaire » par le Conseil des ministres. On sait aussi que le mécanisme convenu (jusqu’à nouvel ordre) par le Conseil des ministres pour remplir les fonctions du chef de l’État est de le faire par un vote à l’unanimité : la signature du président est remplacée par celle de tous les ministres réunis, y compris sur un éventuel décret d’acceptation de la démission.
Mais les ministres démissionnaires feraient-ils partie, dans ce cas, de l’unanimité ? Salah Honein y répond par la négative, jugeant qu’il est inconcevable que des ministres ayant décidé de se retirer du Conseil y participent pour voter en faveur de leur démission.
En attendant, il est une tendance au sein du Conseil à invoquer l’impossibilité matérielle de répondre à l’exigence d’unanimité afin de justifier « l’abstention par le Premier ministre de soumettre la démission d’Achraf Rifi au Conseil des ministres, contrairement à ce qui a été rapporté dans les médias », selon un ministre. M. Rifi continue pour l’heure de « signer les décrets chez lui ».
Autre casse-tête résultant de la condition d’unanimité : la modalité de désignation d’un nouveau ministre à la place du ministre démissionnaire. Il faut savoir que les suppléants des ministres actuels avaient été désignés par un décret joint au décret de formation du gouvernement. Nul besoin donc d’un nouveau décret pour que les suppléants, déjà désignés, remplissent les fonctions des ministres démissionnaires. Sauf que le hic est qu’une suppléance à long terme risque de devenir problématique d’un point de vue juridique, surtout que l’impératif (politique) de préserver l’équilibre confessionnel au sein du cabinet rendrait incontournable la désignation d’un nouveau ministre pour rétablir cet équilibre. Cette désignation se faisant par un décret du président de la République, il faudra là encore l’unanimité du cabinet pour désigner un nouveau ministre : ce serait peu dire que les précédents de blocage au sein de l’actuel gouvernement s’allient mal à une telle option, du reste inédite.
La stérilité du mécanisme de vote à l’unanimité est une nouvelle fois démontrée, surtout pour ceux qui, comme Salah Honein, sont d’avis que le Conseil des ministres, mandaté par la Constitution pour exercer les prérogatives d’un président absent, devrait le faire en vertu du mécanisme normal de vote au sein du gouvernement : l’exigence des deux tiers pour les « sujets fondamentaux » strictement énumérés dans le texte, en dehors desquels la majorité absolue des votes suffit. La démission d’un ministre ne faisant pas partie des « sujets fondamentaux », il suffirait que la moitié plus un des vingt et un ministres (les trois ministres démissionnaires sont exclus du décompte du total) entérine la démission en l’absence d’un chef de l’État.
Pour M. Honein, ce n’est pas le vote à la majorité absolue, mais l’unanimité qui nuit au statut du chef de l’État : ce dernier promulgue les décrets et a le droit de demander au gouvernement un nouvel examen du décret dans un délai de quinze jours. Si ce délai passe sans la promulgation du décret, ni une demande d’un nouvel examen du décret, celui-ci est considéré exécutoire et devra être publié, c’est-à-dire « indépendamment de la signature du chef de l’État », explique M. Honein. Or, l’exigence de l’unanimité des votes ministériels pour tout décret, même ordinaire, sachant que celui-ci peut entrer en vigueur même sans la signature du chef de l’État, conduit en pratique non pas à veiller sur l’autorité du président en son absence, mais à renforcer le pouvoir du ministre par rapport à celui du chef de l’État.
Les Kataëb focalisés sur la vacance présidentielle
Une autre question que soulève l’absence d’un président est celle de savoir à quelle autorité le ministre doit soumettre sa démission : le chef de l’État ou le Premier ministre. La Constitution n’est pas claire sur ce point. Alors que le ministre Achraf Rifi a présenté sa démission par écrit au Premier ministre, le chef du parti Kataëb, le député Samy Gemayel, qui s’est rendu hier au Grand Sérail pour rencontrer Tammam Salam, a dit se suffire d’une notification orale au Premier ministre, « une démission écrite ne pouvant être présentée en l’absence d’un président de la République ».
Il semble ainsi que les Kataëb s’orientent vers un avis juridique qui restreint au seul chef de l’État toute compétence en la matière, y compris la signature du décret d’acceptation de la démission (la Constitution n’ayant exigé qu’une « coordination » avec le Premier ministre). Ce décret ferait donc partie des « compétences intrinsèques » du président de la République, auxquelles le cabinet ne peut se substituer, selon cet avis, qui écarte ainsi du débat les problèmes soulevés par le mécanisme de l’unanimité : ni l’hypothèse que les ministres réunis entérinent la démission de leur collègue ni l’hypothèse qu’ils nomment à l’unanimité un nouveau ministre ne sont envisageables. Toujours selon cet avis, les suppléants désignés ont compétence à remplir « sans limite de temps » les prérogatives des ministres démissionnaires. Le bureau politique du parti Kataëb pourrait annoncer lundi prochain que ses deux ministres, Sejaan Azzi et Alain Hakim, céderont la place à leurs suppléants respectifs, Nouhad Machnouk et Hussein Hajj Hassan.
Il reste que, de l’avis de Salah Honein, « tant que la démission n’est pas exécutoire, l’on ne peut parler que de prise de position politique ». Dépourvue de son effet juridique, toute démission reste, de fait, ouverte à toutes les possibilités, y compris à une rétractation. À moins d’une démarche d’ordre éthique, par exemple, qui attesterait de la bonne foi des ministres démissionnaires : refuser de toucher les salaires qui continueront à leur être versés de droit.
Il convient enfin de s’interroger sur l’abstention des milieux politiques à prendre en compte l’avis, peu répandu, selon lequel le décret d’acceptation de la démission n’a qu’un effet déclaratif – en d’autres termes, que la démission entre en vigueur sitôt exprimée par le ministre. Ce qui serait de nature à faciliter le mécanisme de démission.