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« Les trafiquants, ce sont les Daech de la mer »

Exhibée devant les yeux de l’humanité, la photo du petit Aylan, craché par la mer sur la côte turque, en cache bien d’autres : celles de centaines de milliers d’enfants et d’adultes syriens et irakiens, livrés aux caprices de la mer, avant d’échouer, lorsque la chance leur sourit, dans des pays qui souvent ne leur facilitent pas la vie. Autant de tragédies que les objectifs des caméras n’ont pas toujours l’occasion de saisir, mais qui racontent une même souffrance, un même cauchemar.

Allongé sur le quai de cette île grecque enchanteresse, Symi, où il vient de débarquer avec son père et son frère de 11 ans, Omar, 6 ans, peine à respirer. Le thorax balafré par une série d’interventions chirurgicales, il souffre d’une déficience pulmonaire et cardiaque grave. Le gamin a déjà fait le trajet entre la Turquie et la Grèce à trois reprises, porté sur le dos de son père à cause de son insuffisance respiratoire. Son périple a commencé le 6 juin dernier. La famille a été refoulée à deux reprises, emprisonnée en Turquie durant 13 jours, reconduite dans un camp de réfugiés. Renvoyés une première fois à la frontière bulgare, le père revient à Istanbul avec ses gamins, après avoir effectué une marche à pied de deux jours dans la forêt. En Turquie, les trafiquants lui soutirent 2 500 dollars avec la promesse d’un visa pour l’un des pays d’Europe. Il ne reverra ni l’argent ni les visas. Il tente alors la Grèce via Aderna – toujours à l’aide de passeurs.

« La voiture tombe en panne et les autorités grecques nous arrêtent et nous renvoient en Turquie », raconte le père, la cinquantaine. Déterminé à amener ses enfants en Europe, où il espère voir son fils malade recevoir les soins nécessaires, il finit par embarquer, pour la troisième fois, à bord d’un bateau pneumatique, en direction de l’île de Symi. Épuisés, les enfants dorment à poings fermés, malgré la musique rythmée en provenance des yachts luxueux amarrés dans le port de l’île. Un air de vacances emplit les ruelles de cette ville pittoresque qui accueille en cette saison les riches touristes.

La police débordée
Face au spectacle des commerces et restaurants chics bordant les quais animés, l’autre revers du décor : une centaine de réfugiés irakiens et syriens, allongés sur le parvis du bâtiment de la police. Arrivés tôt le matin à bord d’un pneumatique, ils ont l’air épuisés, mais heureux d’avoir survécu après un périple en mer des plus dangereux.

« Depuis le mois de mars dernier, une centaine de réfugiés arrivent chez nous chaque jour pour repartir vers Athènes », confie une source grecque autorisée qui a voulu garder l’anonymat. Au poste de la police portuaire, les fonctionnaires sont débordés et affirment travailler jusqu’à minuit pour pouvoir acheminer ce monde. « Ce matin même, 60 personnes, des Syriens et des Irakiens, sont arrivées à bord de cette embarcation vétuste d’une douzaine de mètres de long », indique la source, en pointant du doigt un pneumatique qui porte encore les traces d’un voyage agité. Quelques vestes de sauvetage traînent encore au fond de la barque.

« Nous sommes partis de Marmaris (en Turquie), la nuit, dans un bateau », raconte Ahmad, qui confie avoir payé aux passeurs 2 300 euros. « Ils nous ont laissés sur l’autre versant de l’île aux aurores. Nous avons marché pendant trois heures pour arriver ici, avec des femmes et des enfants en bas âge », dit-il.
« Les passeurs, ce sont des Daech, mais sous un visage différent », lance Wissam, 30 ans. Il a dû verser 11 000 euros pour fuir avec son épouse et ses trois enfants. Wissam refuse toutefois de divulguer le chemin emprunté par les passeurs « pour ne pas ôter la chance aux autres, ceux qui veulent fuir », dit-il. « Les marchands de la mort sont, pour la plupart, de nationalité turque, russe et syrienne. Il y a même des femmes ukrainiennes, révèle le réfugié. Les Syriens, parmi eux, sont les plus malins, car lorsqu’ils se font arrêter, ils font semblant de faire partie du lot des réfugiés et demandent l’asile politique. »
« Nous avons vécu l’enfer en mer », crie son épouse, décrivant des vagues de « trois mètres de haut » qui les ballottaient en mer. À leur côté, des enfants aux yeux cernés, terrassés par un soleil de plomb.
Sur les escaliers du poste de la police portuaire, les réfugiés s’entassent, attendant de voir leur situation « régularisée » avant de pouvoir repartir vers leur destination européenne de rêve. Personne ne veut rester en Grèce, « un pays devenu pauvre et qui n’offre pas grand-chose aux réfugiés », commente Omar.

 

Le pays de leur rêve
Un jeune Irakien de 11 ans, qui refuse de donner même son prénom, affirme avoir fait le voyage seul. Son « tuteur », un adolescent de 15 ans, Ahmad, veille sur lui.
« S’il arrive dans son pays de rêve, il pourra plus facilement faire venir sa famille, car les lois européennes sont extrêmement clémentes ainsi que les formalités expéditives dès qu’il s’agit d’un mineur », explique l’aîné.

« Pour le moment, ces réfugiés sont considérés en situation illégale. Une fois leurs noms enregistrés, nous relevons leurs empreintes digitales et ils sont libres d’aller là où ils veulent », commente une source officielle.
La plupart d’entre eux transiteront vers d’autres contrées, via Athènes, certains avec des visas « falsifiés ». Le chemin généralement emprunté passe par la Salonique, puis la Macédoine, la Serbie jusqu’en Hongrie, attestent plusieurs d’entre eux. C’est l’étape hongroise, avant l’eldorado final, que les réfugiés craignent le plus. Dans leurs rangs, circulent les récits les plus effrayants sur ce pays membre de l’UE, qui, disent-ils, « nous empêche d’aller ailleurs ». Débordées par le flux des arrivants, contraintes de respecter la Convention de Dublin qui les empêche de les refouler vers d’autres horizons européens, les autorités de Budapest ont fini par ériger un immense barbelé électrique pour dissuader les plus tenaces.

Nour, ingénieur de 38 ans, est venu d’Alep, via Beyrouth. Adossé à la barre de fer qui retient une soixantaine de réfugiés dans le bâtiment de la police, il se dit confiant de pouvoir arriver à sa destination, la Suède. Une partie de sa famille se trouve déjà en Turquie. Sept de ses amis, dont plusieurs médecins, ont réussi à atteindre leur pays de destination, dans diverses contrées d’Europe avec des « documents falsifiés ». « Une fois arrivés à l’aéroport de leur pays de choix, ils déchirent les passeports falsifiés et demandent l’asile politique. Les cadres et détenteurs de diplômes universitaires ont généralement plus de chances d’être accueillis », confie Nour.
Ce sera probablement le cas de Ala’ et de Rayan, 29 et 30 ans, deux jeunes enseignants en chimie qui rêvent d’aller poursuivre des études de pharmacie en Allemagne. Ala’ est venu de Damas avec son frère. Ce ne sont pas les seules conditions sécuritaires qui les ont poussés à affronter les risques de la mer, mais également la situation économique. « Je travaillais en tant qu’enseignant en chimie, pour un salaire de 25 000 livres syriennes. Le dollar, qui était à 50 livres, a atteint aujourd’hui les 300. Quoi que l’on fasse, nous n’arrivons plus à joindre les deux bouts », dit-il.

Décision politique
Au petit poste de la police portuaire de l’île, les agents s’agitent. « Depuis mars dernier, l’île accueille près de 100 réfugiés chaque jour. Au total 5 000 sur l’ensemble du territoire grec », explique un responsable sur place qui fait montre d’une compassion certaine à l’égard de cette population d’infortunés. Pour lui, il est absolument urgent et nécessaire de mettre un terme au trafic, qui est à l’origine du mal.

« La solution, c’est de permettre aux gouvernements de se substituer à ce trafic humain en réinstaurant des visas en bonne et due forme », dit-il, avant d’annoncer fièrement que la police grecque a déjà mis sous les verrous 6 d’entre eux. « Ils sont passibles de 10 ans de prison pour chaque réfugié qu’ils ont transporté », explique-t-il. « Mais cela n’est pas suffisant tant que la tête de la mafia – qui se trouve en Turquie – n’a pas été arrêtée », dit-il. Selon lui, l’Union européenne doit absolument prendre les choses en main et régulariser l’entrée de ces réfugiés « si nous ne voulons pas perdre plus de gens en mer. Il y a quelques semaines, des réfugiés sont morts sur la côte, noyés dans un mètre d’eau, à cause de la panique ». « C’est une décision politique en premier et dernier lieu », conclut le responsable.