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La thérapie de la rue se poursuit : « Abou Rakhoussa and co. » vilipendés par une foule en délire

 

 

Ils sont retournés dans la rue, plus déterminés que jamais, investissant les places publiques qu’ils veulent « se réapproprier » comme ils l’ont scandé en chœur. Lors d’une marche populaire qui devait les mener jusqu’aux limites du Parlement, dont le périmètre a été verrouillé par les forces de l’ordre, plusieurs milliers de manifestants sont venus renouveler leur contestation de la classe au pouvoir et dénoncer ses multiples écarts et défaillances.

Les thèmes principaux qui devaient alimenter une grande partie des slogans ont tourné autour de la dénonciation de la corruption – le maître mot depuis le début du mouvement – mais aussi et surtout, l’idée que le centre-ville et les bâtiments officiels « appartiennent au peuple ». Cette revendication, qui est revenue en force hier, n’était rien d’autre qu’une riposte coordonnée contre les propos considérés « avilissants » de Nicolas Chammas, le président de l’Association des commerçants. Ce dernier avait dénoncé il y a deux jours « la transformation du centre-ville en une souk Abou Rakhoussa (bazar bon marché, qui visait aussi la populace) », une expression qui a enflammé les milieux protestataires et les nombreux collectifs de la société civile à l’œuvre.

« Moi je suis venu dire à cet homme odieux, qui a affirmé hier que le cœur de la ville n’appartient pas aux classes populaires, que cette terre est à nous et à tous ceux qui ont contribué à la protéger, non à ce voleur et à ceux qui l’applaudissent parce qu’ils lui ressemblent », affirme Firas, la cinquantaine, membre du Parti démocrate populaire. « Cette oligarchie en place n’a d’autre patrie que celle où circulent les carnets de chèques et les Samsonite, et les hôtels à l’étranger où elle va se réfugier dès le moindre problème », lance-t-il.

Pour illustrer dans un style figuratif leur réponse à M. Chammas, des reproductions géantes en carton représentant les outils utilisés par les ouvriers ont été brandies : un tournevis, une pelle, une scie, un marteau, bref autant de messages symboles voulus pour la circonstance.

Le tracé de la marche – de Bourj Hammoud, un des quartiers pauvres de la ville, jusqu’à la place des Martyrs, en passant par le bâtiment d’EDL, une institution également pointée du doigt pour ses multiples défaillances – devait être aussi porteur de sens. « Ce ne sont pas seulement les pauvres gens ou les communistes, comme ils (les officiels) prétendent, qui sont venus aujourd’hui. Moi aussi, citoyen lambda, je n’ai pas d’eau ni d’électricité chez moi et je suis noyée dans les ordures », affirme Carole Mansour. Pour cette réalisatrice-productrice, il est clair que les labels péjoratifs que « le pouvoir et ses acolytes » cherchent à apposer aux manifestants sont destinés à « faire perdre de vue les véritables mobiles derrière ce mouvement », précise-t-elle.

De plus en plus créatifs dans le fond comme dans la forme, les slogans ont tourné autour de la corruption, de « la déchéance » de la classe politique, ponctués d’une série de nouvelles revendications en faveur notamment de la chute « du pouvoir du secteur bancaire ». Pour Adib Nehmé, sociologue et chercheur, les revendications peuvent se résumer en une seule formule, à savoir la contestation de « l’État néo-patrimonial », un concept développé par le sociologue allemand Max Weber. Ce terme, dit-il, résume à lui seul « tous les vices d’une République qui n’en est plus une : à savoir un État défini par la corruption, le clientélisme, le népotisme et l’inefficacité ».

Les partisans de Berry

Abou Nazih, la cinquantaine, a choisi de brandir une de ses nouvelles créations « artistiques » : un bonhomme à l’effigie de Nicolas Chammas, construit à l’aide de sacs poubelle, avec des « membres-tentacules » représentant la « dette publique », « les banques » et « la société Chanel » dont l’agence appartient à M. Chammas.

Il y avait aussi les professeurs d’université, les intellectuels et les familles, venues avec leurs enfants. Ce père de famille, qui affirme venir d’une classe aisée – il travaille dans le Golfe – a voulu marquer la circonstance avec toute sa famille. « Moi j’ai les moyens de les faire voyager et de quitter définitivement ce pays, mais c’est loin d’être notre souhait. Le Liban est notre pays et je veux que ma famille y reste », insiste Georges.

La trentaine, Sami, membre actif du collectif, se réjouit du caractère « inédit » de ce mouvement « rarement vu dans l’histoire du Liban », par-delà les critiques qui l’ont visé, notamment pour avoir trop diversifié ses revendications et ses slogans. « Il faut accepter l’idée que c’est un mouvement qui se cherche aussi et qui est né spontanément il y a quelques semaines seulement. Aujourd’hui, il affronte un pouvoir formé d’un réseau d’intérêts privés et de mafieux, et extrêmement organisé », souligne-t-il. Et de préconiser une certaine « indulgence à l’égard du mouvement dans le contexte actuel, en apportant des critiques constructives tout en s’engageant à l’amener à maturité », ajoute cet activiste.

Dans les rangs arrière des manifestants, circulent des informations sur un incident qui a eu lieu en tête du peloton, près du bâtiment d’an-Nahar. Agitant un poster sur lequel figuraient les portraits de Nabih Berry, Walid Joumblatt et Saad Hariri, qualifiés de « corrompus », de jeunes protestataires ont été attaqués, au couteau, disaient certains, par un groupe de partisans du président du Parlement, Nabih Berry, offusqués de voir leur leader « humilié » de la sorte. L’intervention des FSI mettra fin à ce premier incident, en arrêtant l’un des fauteurs de troubles.

Fait inédit lors de cette nouvelle déferlante populaire, le comportement, moins impétueux qu’à l’habitude, des forces de l’ordre qui ont fait montre d’une « bienveillance relative » à l’égard de la foule. Arrivés au niveau de la municipalité de Beyrouth, les jeunes protestataires ont tenté de briser le cordon sécuritaire, maintenu avec vigilance par les forces spéciales. Après avoir tenté de les repousser à plus d’une reprise, provoquant une bousculade au sein des frondeurs, les FSI ont fini par lâcher prise, ouvrant le passage quelques mètres de plus en direction du Parlement. Vraisemblablement, les forces de l’ordre voulaient éviter cette fois-ci tout affrontement avec les jeunes, tout en restant déterminés à maintenir l’ordre. Ils cherchaient également, semble-t-il, à réduire les cas d’évanouissement, plusieurs protestataires ayant été secourus par la Croix-Rouge après avoir manqué d’oxygène. Au total, tout de même : 14 blessés qui ont été transportés dans les hôpitaux du voisinage.