C’est à en perdre son latin. Le paysage politique qui s’offre aux Libanais à la veille de la tenue d’une séance parlementaire consacrée à la « législation de nécessité » ressemble désormais à un labyrinthe où se confondent et s’entremêlent plus que jamais les principes constitutionnels, les alliances qui se font et se défont au gré de l’appréciation des dossiers en cause, et où les frontières des clivages entre 8 et 14 Mars s’estompent, jusqu’à nouvel ordre. À couteaux tirés il y a quelques semaines encore, les adversaires d’hier pactisent aujourd’hui contre leurs partenaires du même camp tout en assurant que les alliances de la veille restent solides sur les principes généraux, notamment autour de l’édification de l’État et du monopole de la violence par la force publique, comme l’a rappelé le chef des Forces libanaises, Samir Geagea, il y a deux jours.
Bref, personne n’y comprend plus rien, et l’échiquier traditionnel de la polarisation simpliste semble pour l’heure bien chamboulé. Plus grave encore, les instincts communautaires ont refait surface dans une surenchère jamais vue autour de l’importance numérique et du poids représentatif des uns et des autres. C’est ainsi qu’il faut comprendre le nouvel alignement qui s’est opéré au cours des derniers jours entre les « trois composantes chrétiennes principales », les FL, le CPL et les Kataëb, pour faire face à l’appel du président de l’Assemblée nationale pour la tenue, jeudi et vendredi prochains, de la séance consacrée à la législation de nécessité. Celle-ci, insistent les milieux de Aïn el-Tiné, est commandée par l’urgence de voter des lois financières devenues pressantes si l’on veut éviter au pays une calamité économique et financière contre laquelle la communauté internationale n’a cessé de mettre en garde.
Tout en reconnaissant l’impératif financier derrière ce type de législation, le nouveau front chrétien persiste dans son refus de faire acte de présence demain, à moins de voir placée à l’ordre du jour la discussion autour de la loi électorale. Un texte qui constitue à leurs yeux une priorité d’autant plus grande qu’elle serait susceptible de préserver les droits des chrétiens, à travers notamment un mix de circonscriptions plus adapté.
Les FL et le CPL demandent que soient également débattu par la même occasion le projet de loi autour de la récupération par les membres de la communauté libanaise résidant à l’étranger de la nationalité, en prenant en compte les conditions préalablement définies par ces deux formations.
Le branle-bas politique sur le boycott des principales formations chrétiennes des séances parlementaires prévues jeudi et vendredi n’a pas manqué de susciter une discussion byzantine sur la conformité ou non au pacte national de ces séances en l’absence d’un « composante chrétienne aussi importante ». Les frondeurs estiment qu’elle ne le sera pas, quand bien même d’autres représentants chrétiens – notamment les Marada et les députés indépendants – ont décidé de répondre présent en se solidarisant avec le chef du législatif. Les arguments avancés par le nouveau front chrétien versent dans le sens de « l’importance de leur poids politique et de leurs assises au plan national, et non seulement numérique » par rapport à celle des autres chrétiens indépendants, « dont le poids représentatif n’est que local ». Un constat qui n’a d’ailleurs pas manqué de susciter le courroux du vice-président de la Chambre, Farid Makari, qui a défendu bec et ongles le poids des « 31 députés chrétiens indépendants hors blocs ».
Nabih Berry, de son côté, persiste et signe en réaffirmant que la séance « est conforme au pacte national dans son acceptation représentative et non numérique ». Un dialogue de sourds en somme et des définitions aussi extensibles que personnalisées, livrées à « l’appréciation de Nabih Berry », dira le député Samy Gemayel. « Ce n’est pas à notre adresse qu’il faut s’évertuer à brandir les principes constitutionnels », a lancé pour sa part le représentant du CPL, Ibrahim Kanaan.
Autant d’élucubrations constitutionnelles de part et d’autre qui, de toute évidence, n’ont d’autre d’objectif que de servir la logique de la confrontation qui a actuellement lieu, en l’absence surtout d’un président de la République dont l’urgence de l’élection – réclamée à cor et à cri il y a quelques semaines encore – n’en est plus une aujourd’hui. Le député d’Amal Yassine Jaber n’a d’ailleurs pas hésité à rappeler hier, non sans un brin d’ironie, que « celui qui est tant attaché à la loi électorale est le même qui boycotte les séances de l’élection d’un chef de l’État ».
Est également passé au second plan le règlement du dossier des déchets à l’ombre de la nouvelle bataille autour de la priorité des lois à adopter dans le cadre de la « législation de nécessité ».
« Le dossier des déchets n’a été oublié que parce que nous sommes parvenus à un dépotoir d’ordures politiques bien plus important », dira Nabih Berry.
Certes, 24 heures nous séparent encore de la date butoir du jeudi, et beaucoup de choses peuvent encore se passer dans les coulisses malgré un laps de temps aussi court. À défaut, et à moins que la valse des tractations, réunions et médiations de tout genre n’aboutisse à un rapprochement des points de vue, le recours à la rue sera inévitable, menacent les trois composantes chrétiennes.
Devant les représentants du syndicat de la presse, Nabih Berry a martelé hier que « le tour de la loi électorale viendra », promettant qu’il y consacrera une séance ad hoc dès que les travaux de la séance de jeudi et vendredi seront terminés. Des propos qu’il avait d’ailleurs exprimés devant les députés Ibrahim Kanaan et Georges Adwan, en leur rappelant toutefois qu’ils devraient peut-être s’entendre d’abord (au sein des commissions) sur le texte de loi à adopter parmi la liste des 17 projets de lois en présence, avant de fixer la date et l’heure d’une séance ad hoc, ce qu’il ferait volontairement, « même à minuit s’il le faudra ».
Rappelant que la loi électorale est liée à la « recomposition du pouvoir », le chef du législatif s’est demandé devant ses visiteurs comment est-il possible d’adopter en un quart d’heure ou en une demi-heure une loi revêtant le caractère de double urgence.
Entre-temps, les contacts s’intensifient et les rencontres se poursuivent entre les représentants des différents blocs, notamment pour trouver un terrain d’entente sur un second dossier conflictuel : l’octroi ou la récupération de la nationalité libanaise, selon les cas en présence. Après une deuxième réunion hier, une troisième est prévue ce soir pour trancher la question des bénéficiaires potentiels divisés en deux catégories : les époux et enfants des femmes mariées à des étrangers, et les personnes d’origine libanaise résidant à l’étranger. Selon des sources informées, la tendance pour l’heure est à l’adoption par les blocs parlementaires qui seront présents à la séance de jeudi d’un texte sur lequel auraient convenu toutes les parties. On devrait également s’attendre à voir adopter par la même occasion la loi sur les revenus en provenance du secteur de la téléphonie mobile qui reviennent de droit aux municipalités.