En dépit d’une bénédiction internationale et d’un large ralliement sur le plan local, notamment de la part de la majeure partie des composantes du 14 mars, la candidature de Sleiman Frangié à la présidence de l’État continue de déranger toute une pléthore d’acteurs, chacun pour des considérations propres.
Il faut le reconnaître d’emblée : l’initiative prise par le chef du courant du Futur sunnite, Saad Hariri, de pousser vers l’avant la candidature d’une figure maronite relevant du camp politique opposé dérange à plus d’un niveau. Outre la surprise désagréable qu’elle a suscitée parmi les concurrents directs du leader chrétien du Nord dans la « course » à la présidentielle, avec à leur tête le chef des Forces libanaises et celui du bloc du Changement et de la Réforme, Samir Geagea et Michel Aoun, le choix de M. Frangié par une figure de proue du 14 Mars a redistribué les cartes, renversé les équations et les intérêts en jeu, ébranlant de manière sérieuse la polarisation rigide qui prévalait et les règles de jeu convenues à ce jour sur la scène politique.
La première de ces règles a été invoquée hier avec véhémence par le député Antoine Zahra, qui a tenu à rappeler que lorsque les FL insistaient sur une échéance « qui n’est pas exclusive aux chrétiens mais revêt un caractère national », elles ne voulaient aucunement dire que la présidentielle devait être du ressort de la communauté musulmane. La réponse n’a pas tardé à venir du patriarche maronite qui a souligné que la candidature de M. Frangié n’émane pas des desiderata « d’une personne », mais qu’elle provenait de l’extérieur. En invitant les parties chrétiennes récalcitrantes à se pencher sérieusement sur cette proposition, Béchara Raï a donné implicitement son aval à un processus que continuent de contester les deux grandes formations chrétiennes, le CPL et les FL.
Et pour cause : les candidats chrétiens présumés favoris il y a quelque temps au sein du célèbre quartette réuni à Bkerké au lendemain de l’expiration du mandat de Michel Sleiman (Aoun, Geagea, Frangié et Hélou) se sont trouvés subitement pris à leur propre jeu dans un effet de boomerang qu’ils tentent de juguler à ce jour.
Tous les quatre avaient accepté à cette époque de se désister respectivement en faveur du candidat qui émergerait du groupe, chacun croyant légitimement que le choix tomberait sur lui (à l’exception peut-être d’Henry Hélou dont le pragmatisme était justifié par la présence de candidats dit « forts » ). Or, le détour effectué par le chef du courant du Futur pour mettre fin un blocage qui aura duré un an et sept mois a consisté à sélectionner le profil le moins attendu. Il a surtout été amorcé par le parrain le moins attendu également, Saad Hariri, qui a pris de court aussi bien les candidats favoris que les camps politiques respectifs dont ils sont issus. À leur tête, Samir Geagea et Michel Aoun, rejoints par les Kataëb dont le refus est motivé par des considérations plus nuancées. Ces derniers maintiennent en effet leur position de principe pour ce qui est de « l’agenda » prôné à ce jour par le nouveau candidat, connu pour ses relations privilégiés avec le président syrien Bachar el-Assad et pour son soutien au Hezbollah. Des options sur lesquelles le parti réclame des explications franches, voire un engament public, avant d’avaliser le choix du candidat.
Ce sont toutefois des calculs de politique politicienne qui motivent le Courant patriotique libre, qui persiste dans son option selon laquelle Michel Aoun reste et restera à ses yeux « le seul candidat fort ». Les propos virulents lancés hier par le chef du CPL, Gebran Bassil, en direction de Saad Hariri, accusé d’être un « opportuniste » « un profiteur né » et un « faux souverainiste », sont venus briser le « silence » que maintient le camp du 8 Mars en général à propos de la candidature de M. Frangié. Le discours de M. Bassil devait ainsi donner le ton préludant aux conditions que placerait désormais le CPL face à la candidature de M. Frangié. « Nous ne prendrons pas les restes (…) les Libanais souhaitent un président qui les représente et une loi électorale à même de leur assurer leurs droits et de valoriser leurs voix », a martelé M. Bassil.
Comprendre : la loi électorale est désormais étroitement liée à l’élection de Sleiman Frangié. Et c’est probablement sur ce package deal que miserait actuellement le Hezbollah qui, assurent des sources informées, n’abandonnera son allié chrétien Michel Aoun que si ce dernier se désiste de plein gré. Or, le Hezbollah sait pertinemment que pour le faire, le chef du bloc du Changement et de la Réforme devrait obtenir un lot de compensation, voire de consolation, que seule une loi électorale fondée sur la proportionnelle lui assurerait de sorte à lui garantir, ainsi qu’à son allié chiite, une majorité confortable au Parlement.
Pour le Hezbollah, qui observe à ce jour un mutisme quasi religieux sur la question présidentielle, la candidature Frangié est acquise de toute manière, et rien ne sert de l’offrir à ses adversaires politiques sur un plateau d’argent. Peu lui importe en effet le timing de l’élection, ce qui compte, c’est de rentabiliser la transaction en termes de décompte de voix pour lui et ses alliés, avec à leur tête Michel Aoun. Si un tel prix est acquis, ce qui semble à ce jour irréaliste, le Hezbollah aura gagné sur plusieurs fronts : un président de son camp et un Parlement en sa faveur.
C’est ce qui explique d’ailleurs que le sujet du mode de scrutin proportionnel soit revenu en force au lendemain des rencontres parisiennes de Saad Hariri, notamment avec le président français, François Hollande, à la manière d’une réplique à son initiative proposant la candidature de M. Frangié. Les jeux sont loin d’être faits.