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Le long cheminement qui a abouti à l’initiative de Geagea

 

 

Fady CHEMAYA

La politique est l’art du possible, dit le dicton populaire. En clair, toute démarche politique doit s’inscrire, certes, dans le cadre d’un projet ou d’un objectif bien précis, d’une vision claire des enjeux en cours – cohérence oblige –, mais tout en tenant compte aussi des réalités sur le terrain. Telle est, en schématisant, l’ossature de l’initiative qui a conduit le leader des Forces libanaises, Samir Geagea, à soutenir solennellement la candidature de Michel Aoun à la présidence de la République. Loin des passions qu’il a déchaînées et des commentaires souvent enflammés ou sarcastiques qu’il a suscités, ce revirement (qui pointait à l’horizon depuis l’appui de Saad Hariri à Sleiman Frangié) ne pourrait être évalué d’une manière rationnelle qu’en mettant en relief le long cheminement qui l’a précédé. Un cheminement lié aux développements de ces derniers mois, voire de ces dernières années.
Il serait utile de relever à cet égard quelques faits. La première constatation qui s’impose – une lapalissade, malheureusement –, et qui doit constituer le point de départ de toute approche du dossier de la présidentielle, est que le Hezbollah reste, pour l’heure, maître du quorum pour l’élection du chef de l’État. Cela implique deux possibilités, dans le contexte présent : soit agréer un président du 8 Mars ; ou maintenir le statu quo, dans l’attente d’un développement régional (plus précisément iranien, à la faveur de l’accord sur le nucléaire) qui puisse contraindre le Hezbollah à débloquer la présidentielle. En juillet dernier, le leader du courant du Futur, Saad Hariri, confiait à M. Geagea – lors de la visite de ce dernier en Arabie saoudite – qu’il envisageait de soutenir la candidature de Sleiman Frangié, seul moyen, à son avis, de mettre un terme au vide à la première magistrature. Le leader des FL devait fermement s’opposer à une telle option, mettant l’accent sur le fait qu’il serait préférable d’attendre que les conditions satisfaisantes d’un déblocage soient satisfaites.
En septembre dernier, pour des considérations en rapport avec la conjoncture régionale et la guerre en Syrie, certaines puissances occidentales et arabes ont pris la décision d’effectuer un forcing diplomatique en vue de stabiliser la situation au Liban par le biais de l’élection d’un président. C’est alors que Saad Hariri a relancé discrètement son projet d’appui à Sleiman Frangié et entamé des pourparlers, en coulisses, avec le chef des Marada, sans en informer ses alliés au sein du 14 Mars. Jusqu’au jour où les tractations ont été dévoilées au grand jour, en novembre.

À partir de l’instant où le leader du Futur confirmait son soutien à M. Frangié, l’option d’un candidat consensuel, fut-il proche du 8 Mars, devenait caduque. Pourquoi le Hezbollah accepterait-il, en effet, une personnalité de deuxième rang si M. Hariri propose mieux? Face à ce fait accompli, qui a pris par surprise l’ensemble des parties et personnalités chrétiennes, et compte tenu de la détermination occidentale et saoudienne à obtenir l’élection d’un chef de l’État dans les délais les plus brefs, le leader des FL se trouvait devant les trois cas de figure suivants : avaliser l’option Frangié en acceptant ainsi que les factions chrétiennes aient été marginalisées de la sorte dans le choix du président et que l’élection ait été le fruit d’un (nouvel) accord quadripartite entre Nabih Berry, Walid Joumblatt et Saad Hariri, auxquels n’aurait pas manqué de se joindre Hassan Nasrallah; se contenter simplement de rejeter ce choix, par principe, ce qui aurait eu pour effet de maintenir, et donc de favoriser, l’option Frangié tout en permettant au Hezbollah de fixer lui-même le timing et les conditions du déblocage ; ou faire en sorte que les parties chrétiennes reprennent l’initiative et récupèrent la carte de la présidentielle en faisant entendre leur voix dans le choix du président.
Dans le contexte présent, le leader des FL ne pouvait que prendre le risque calculé d’opter pour le troisième cas de figure, sachant que son soutien à la candidature du général Aoun s’est fait sur base d’un accord en dix points dont l’essence est conforme aux grandes orientations du 14 Mars, notamment en ce qui concerne l’attachement à l’accord de Taëf, la neutralité du Liban, la souveraineté des seules forces légales sur l’ensemble du territoire et le rejet de l’implication de factions libanaises dans la guerre syrienne. Sans compter qu’en prenant l’initiative de soutenir la candidature du général Aoun, M. Geagea mettait fin à l’état de tension chronique qui sévissait depuis de nombreuses années entre les bases populaires des deux formations dans chaque école, chaque université, chaque quartier, chaque village… Cette dimension de réconciliation interchrétienne ne saurait être négligée dans la conjoncture régionale présente.

Trois questions et deux réserves
À ce stade, trois questions se posent avec acuité.
– Pourquoi M. Geagea n’a-t-il pas avalisé le choix de son principal allié, Saad Hariri ? Force est de relever à ce propos qu’au cours des dernières années, le leader des FL ainsi que le parti Kataëb et d’autres pôles du 14 Mars ont fait l’impasse sur plusieurs initiatives unilatérales et décisions prises par M. Hariri sans consulter ses alliés ou prendre en considération leur position. Au compte de ces initiatives unilatérales : les négociations secrètes entamées avec le régime syrien, la visite à Bachar el-Assad à Damas et l’interview reprenant la thèse syrienne sur les « faux témoins »; les pourparlers discrets, dans un premier temps, entamés avec le courant aouniste en vue d’un éventuel appui à la candidature du général Aoun ; et la formation du gouvernement de Tammam Salam qui a fait fi de la position de M. Geagea. Le leader des FL aurait estimé que l’enjeu de la dernière en date de ces initiatives – l’appui à Frangié – est suffisamment important au niveau de la présidentielle pour ne pas accepter, cette fois-ci, le fait accompli.
– La décision de M. Geagea porte-t-elle un coup fatal à l’alliance avec le courant du Futur, et donc au 14 Mars ? Les déclarations du leader des FL, de Fouad Siniora et d’autres pôles du Futur sont claires sur ce plan : la dimension stratégique du projet du 14 Mars (la position à l’égard du Hezbollah, du régime syrien, de la neutralité du Liban, l’attachement à Taëf et la vision portant sur la spécificité du pays du Cèdre) est de loin plus fondamentale que les divergences sur la présidentielle qui reste, en définitive, un problème conjoncturel.
– Pourquoi MM. Geagea et Aoun ont-ils attendu jusqu’à maintenant pour tourner la page du passé, et pourquoi le leader des FL n’a-t-il pas appuyé la candidature de M. Aoun lorsque ce dernier était en pourparlers avec M. Hariri? Il est nécessaire de noter à ce sujet que l’entente récente entre les deux formations ne constitue pas un simple coup d’éclat médiatique, mais elle est l’aboutissement d’une longue série de réunions, de concertations, de discussions, d’échanges et de débats qui se sont étalés sur plusieurs mois et qui ont débouché sur le document en dix points.
Il reste que l’initiative de M. Geagea suscite deux réserves de taille : la démarche du leader des FL aurait été davantage consolidée et bétonnée au plan chrétien si le parti Kataëb y avait été associé dès le départ, du fait du poids indéniable que représente ce parti à différents niveaux ; et, enfin, la grande inconnue (et en même temps la grande faille) dans cette démarche est la position du Hezbollah dont rien ne garantit le comportement futur car, obéissant à la raison d’État iranienne, il pourrait sans état d’âme trouver facilement le moyen de mettre à l’écart le leader des FL, et avec lui les Kataëb. Il reviendra de ce fait à la partie chrétienne de savoir gérer habilement la situation pour non pas seulement conserver son rôle, mais surtout pour préserver la spécificité et le message de l’entité libanaise.