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Comment le nouveau président va-t-il naviguer entre les forces politiques ?

 

Suzanne BAAKLINI

L’élection de Michel Aoun à la présidence de la République le 31 octobre a été atypique à plus d’un titre, mais surtout par la redistribution des cartes qui l’a précédée. Les forces politiques qui ont appuyé successivement la candidature du fondateur du Courant patriotique libre sont aussi disparates que possible.
Comment le nouveau président pourra-t-il trouver un dénominateur commun entre ces différentes factions qui se sont retrouvées autour de sa candidature (ainsi que celles, essentielles dans le paysage politique libanais, qui ne l’ont pas appuyée) ? Un tiers de blocage (ou de garantie, c’est selon les points de vue) sera-t-il exigé par certaines parties lors de la formation du futur gouvernement ? L’Orient-Le Jour a porté ces questions à plusieurs personnalités, qui ont bien voulu se prêter au jeu des spéculations – à savoir que nous n’avons pas réussi à joindre une personnalité du Hezbollah.
Ci-dessous, leurs réponses.

Ziyad Baroud, ancien ministre de l’Intérieur

« Pourquoi parler de tiers de blocage au lieu des deux tiers de garantie ?
Ce sont les deux tiers qui veilleront à la bonne marche du futur gouvernement et à la prise de décisions. Ce futur gouvernement devra, après tout, trancher de multiples questions qui restent en suspens depuis des années. De plus, si l’on observe ce qui s’est passé ces dernières semaines, on se dit finalement que beaucoup sont de la partie. Le futur gouvernement sera le premier du nouveau mandat, et on ne devrait pas parler d’ores et déjà de blocage. Concilier toutes ces forces antinomiques tient bien sûr du défi, mais un défi qui peut être relevé par un président qui veut absolument réussir, et qui fera tout pour y arriver. Il devra, pour ce faire, privilégier un vrai partage des pouvoirs en vue d’éviter les blocages constitutionnels que l’on ne connaît que trop bien. Un dosage savant en somme. Toutefois, je reste optimiste car ce qu’on a vu dernièrement augure d’une nouvelle façon de faire, différente des méthodes de blocage dont nous avons souffert ces dernières années. »

Rami Rayès, responsable de communication au PSP

« Le tiers de blocage a souvent été, dans le passé, une option destructrice. Je ne crois pas qu’il sera très utile d’y revenir cette fois. Dans tous les cas, tout dépendra des négociations qui précéderont la formation d’un gouvernement et qui n’ont pas encore commencé, d’où le fait qu’il est trop tôt pour spéculer sur le partage des parts au sein du gouvernement. Pour ce qui est de la mission du nouveau président, celle de concilier entre les différentes forces politiques qui ont appuyé sa candidature, je pense qu’elle n’a rien de facile. Le président devra surtout s’assurer de protéger la stabilité politique et de rester à égale distance entre toutes les parties. Il faut reconnaître que son discours d’investiture était rassurant dans sa majeure partie, dans la mesure où il a répondu aux appréhensions de la plupart des forces politiques en présence. À mon avis, le nouveau président aura surtout besoin d’arrondir les angles à la libanaise, un principe qu’il ne faut surtout pas négliger chez nous ! »


Chakib Cortbaoui, ancien ministre de la Justice, proche du CPL

« Parler de la configuration du futur gouvernement tient jusque-là des spéculations, mais il n’y aura apparemment aucun blocage. D’ailleurs, si la plupart des forces politiques s’entendent sur les questions essentielles, qui figurent dans le discours d’investiture du président Aoun, pourquoi alors y aurait-il un tiers de blocage ? Le plus important, c’est que l’entente l’emporte, même s’il est normal que chaque partie tente d’améliorer sa position dans les négociations du nouveau gouvernement. Et il est crucial que le gouvernement soit formé rapidement parce que le pays est fatigué. Ce qui est sûr, c’est que le président Aoun aspire à un cabinet d’union nationale, et la présence de forces comme Amal sera essentielle. À mon avis, les différents partis politiques n’auront aucun problème à collaborer entre eux, ne l’ont-ils pas fait dans le gouvernement Salam, malgré tout ? »

 

Ibrahim Chamseddine, ancien ministre

« Si des parties politiques très différentes se sont entendues sur la nécessité de mettre un terme à la vacance présidentielle, cela signifie qu’elles pourront coopérer pour la formation d’un gouvernement. Actuellement, Michel Aoun n’est plus le fondateur du CPL seulement, mais le chef de l’État, et cela le met dans une position où il doit coopérer avec tout le monde, à égale distance. Je pense que le président Aoun fera tout pour protéger la dynamique de l’État. Cela implique que l’idée de blocage ne doit plus exister : elle a été utilisée quand il y avait un certain déséquilibre et n’a plus lieu d’être. Malheureusement, les mauvaises habitudes ont la vie dure au Liban. À mon avis, en tant que libanais musulman chiite, je maintiens que la communauté chiite n’a pas besoin d’un tiers de blocage ou d’un droit de veto. Je crois que cette option peut facilement être remplacée par une simple application de la Constitution, ce que le nouveau président a déjà exprimé dans son discours d’investiture. Ce serait une garantie pour ceux qui veulent que la Constitution soit appliquée, et mettrait en même temps dans l’embarras ceux qui seraient tentés de la contourner. Dans tous les cas je reste optimiste. »

Nabil de Freige, ministre sortant, membre du bloc du Futur

« Je crois que la formation du futur gouvernement sera moins compliquée qu’on ne le dit, surtout si c’est un cabinet qui n’est appelé à durer que jusqu’aux élections législatives, au printemps prochain. Or il n’y a aucune raison de reporter une nouvelle fois ces élections, à moins qu’une loi électorale dont la mise en œuvre est particulièrement compliquée ne soit votée entre-temps. Toutefois, si l’intention est de former un gouvernement appelé à durer, cela prendrait alors plus de temps. Dans tous les cas, je crois que c’est surtout dans l’intérêt du nouveau président, plus que de Saad Hariri lui-même, qu’un gouvernement soit effectivement formé, et au plus tôt. En ce qui concerne le tiers de blocage, après la redistribution des cartes dans le paysage politique libanais, je me demande qui va bloquer qui ! Je peux juste dire que du côté du Futur, il existe une volonté de collaborer avec le maximum de partenaires. Avec le CPL, la confiance existe désormais sur le papier, mais doit se traduire dans la pratique. Sur un autre plan, ce qui posera davantage problème, c’est la loi électorale : je pense que si le Hezbollah et ses alliés veulent affaiblir davantage Saad Hariri, ce sera à travers le vote d’une loi qui ne serait pas en sa faveur. »


Melhem Riachi, responsable de communication au sein des FL

« Il n’y aura pas de tiers de blocage parce que le nouveau président se trouve à égale distance de ce qui était connu comme les camps du 14 et du 8 Mars. Il n’y aura donc pas nécessité ni pour un tiers de blocage, ni pour le blocage tout court. À mon avis, le gouvernement sera rapidement formé : la déclaration ministérielle reposera, en substance, sur le contenu du discours d’investiture. Pour ce qui est de concilier les intérêts des forces politiques, le nouveau président n’aura qu’à appliquer la loi et la Constitution, et opter pour le choix de l’État, qui assure naturellement l’intérêt de toutes les forces politiques. »

Farès Souhaid, secrétaire général du 14 Mars

« À mon avis, le nouveau président va surtout prendre en considération durant son mandat deux forces politiques locales (et régionales) qui sont le tandem chiite Hezbollah et Amal. Parmi ces deux forces, il y a le nouveau chef de l’opposition (le président du Parlement), Nabih Berry, qui a fait son entrée hier en tant que tel par sa gestion de la séance de vote, et il y a le distributeur du pouvoir qui est (le secrétaire général du Hezbollah) Hassan Nasrallah, dont l’allié est arrivé à la tête de l’État et qui tolérera la présence de Saad Hariri à la tête du gouvernement. Nous sommes à l’ère du chiisme politique, tout comme il y a eu celle du maronitisme politique, puis celle du tandem sunnito-chiite après Taëf. D’ailleurs, les conditions du chiisme politique ont été exprimées par Nabih Berry lors du discours qu’il a prononcé avant le discours d’investiture du président, ce qui n’est pas conforme aux règles d’une telle séance, évoquant, entre autres, le triptyque armée-peuple-résistance, complètement hors contexte. Dans cette conjoncture, les autres forces politiques devront se polariser autour de ces deux pôles. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’elles ont perdu au change, mais je crois qu’elles n’obtiendront pas ce qu’elles avaient escompté. Saad Hariri devra ainsi composer avec un tiers de blocage formé du Hezbollah, d’Amal, de Sleiman Frangié, de Talal Arslane et du Parti syrien national social (PSNS). Si on y ajoute le CPL, cela signifie que nous ne parlons même plus de tiers de blocage, mais de majorité qui gouverne. Je pense que le courant du Futur, les Forces libanaises et Walid Joumblatt (qui ne pourra même plus jouer le rôle d’arbitre) se retrouveront en minorité. »