Deux discours ont été prononcés lundi à l’hémicycle symétriquement : le discours du président élu, prévu par la Constitution, et celui du président de la Chambre – qu’aucun texte, aucune tradition ne prévoit.
Le discours d’investiture du président Michel Aoun a tenté naturellement de concilier les divergences sur les questions stratégiques. Il a préconisé de traiter « d’une manière préventive, dissuasive et agressive » avec le terrorisme, mais s’est abstenu de se référer formellement à la résistance du Hezbollah. Il a invoqué « la nécessité d’éloigner le Liban des conflits régionaux », en omettant néanmoins la question du monopole des armes et de la décision souveraine de guerre ou de paix. Il a réaffirmé l’adhésion du Liban aux traités internationaux, sans toutefois défendre nommément la neutralité du pays.
En revanche, l’autre discours, celui du président de la Chambre, presque parallèle en la forme à celui du président-élu, a porté une réaffirmation solennelle en faveur du triptyque armée-peuple-résistance. Nabih Berry a en effet plaidé pour « la consolidation des institutions sécuritaires pour remplir la mission de la défense du territoire aux côtés de la résistance et du peuple ».
En outre, son attachement à la tenue d’un premier tour exigeant l’élection à la majorité renforcée des deux tiers – que le président Aoun n’aura, au final, ni au premier tour ni aux tours de scrutin suivants – lui permet d’alléguer que le président n’aurait pu recueillir à lui seul le quorum des deux tiers pour la tenue de la séance électorale – ce que Nabih Berry et ses milieux n’ont de cesse de soulever d’ailleurs depuis lundi. Le sous-entendu est que le chef du mouvement Amal a contribué à l’élection de Michel Aoun au même titre que le courant du Futur et les Forces libanaises (FL), auxquels il entendrait faire contrepoids.
Et l’on sait désormais que, sur cette équation, et depuis l’élection de Michel Aoun, c’est à Nabih Berry que le Hezbollah s’est rallié formellement.
Cet aperçu des rapports de forces devant dicter le nouveau mandat s’est manifesté au premier jour des consultations présidentielles contraignantes pour la désignation du Premier ministre. Ainsi, le chef du courant du Futur Saad Hariri a recueilli l’appui de 86 députés (bloc des Marada inclus) sur les 90 qui se sont rendus hier à Baabda (le Baas s’est abstenu de transmettre au président un nom, tandis que le PSNS a avancé un nom autre que celui de Saad Hariri, sans toutefois révéler ce nom). M. Hariri a donc obtenu théoriquement la majorité requise pour sa désignation, mais une majorité encore non consensuelle faute d’un appui chiite, le Hezbollah ayant reporté à aujourd’hui son rendez-vous à Baabda, et le président de la Chambre ayant demandé que le sien soit fixé en dernier.
Il semble, de sources concordantes, que le Hezbollah n’appuiera pas la désignation de Saad Hariri à la tête du gouvernement. Il n’a en tout cas jamais soutenu le courant du Futur à la présidence du Conseil. Et même si, avant l’élection de Michel Aoun, le secrétaire général du parti, Hassan Nasrallah, avait affirmé qu’il ne s’opposerait pas à cette désignation, fût-elle « un grand sacrifice », et même si certains observateurs y avaient vu le balbutiement d’un appui du Hezbollah à Saad Hariri, cette lecture ne tient plus après l’élection de Michel Aoun, c’est-à-dire depuis que la position du tandem Hezbollah-Amal s’exprime par la voix de Nabih Berry. Jusqu’à hier, ce dernier a continué d’entretenir le suspense sur sa décision de nommer ou non Saad Hariri à la tête du gouvernement. Certes, la réunion hier du bloc berryiste a renvoyé certains signaux positifs : le bloc s’est dit prêt à « coopérer avec le nouveau régime » et il s’est dit aussi favorable à « un gouvernement qui incarne l’union nationale ». Une ouverture qui ne vaut pas forcément appui à Saad Hariri, le président de la Chambre ayant veillé dans les médias à faire la différence entre la désignation du Premier ministre et la formation du gouvernement : ne pas soutenir la nomination de M. Hariri ne signifierait pas que le tandem chiite s’abstient de prendre part au cabinet. L’intérêt de cette distinction pour le président de la Chambre serait de monter les enchères pour imposer ses conditions dans la répartition des portefeuilles, ce qui en soit serait « une manœuvre politique légitime », lui concèdent des milieux du courant du Futur. Mais la bouderie à laquelle s’active Nabih Berry est telle qu’elle paraît véhiculer un enjeu politique qui va au-delà du départage du pouvoir, pour toucher directement à l’équilibre des rapports de forces. De fait, des milieux politiques proches du courant du Futur jugent « probable » que M. Berry s’abstienne aujourd’hui de désigner Saad Hariri, mais finisse par prendre part au cabinet. Outre « la mascarade » qui résulterait de ce paradoxe, ces milieux estiment que cette démarche permettrait au tandem Amal-Hezbollah de mener « l’opposition de l’intérieur », c’est-à-dire de maintenir la carte du déblocage comme une épée de Damoclès au-dessus du régime.
Il y a toutefois un scénario plus positif que rapporte notre correspondante au palais de Baabda, Hoda Chédid : M. Berry pourrait décider au final de donner à Saad Hariri la moitié des votes de son bloc, au nom du tandem Amal-Hezbollah, de manière à sauver in extremis le “consensualisme” national autour de la désignation du leader du courant du Futur. Quoi qu’il en soit, tout dénote de la volonté des alliés chiites d’exercer des pressions de l’intérieur : passée la désignation de Saad Hariri, ces pressions pourraient prolonger indéfiniment les concertations autour des portefeuilles ministériels, ou encore justifier l’insertion d’un tiers de blocage dans la formation du gouvernement, ou aussi influer sur la rédaction du communiqué ministériel…
Pour des milieux du courant du Futur, toute tentative de freiner la marche du gouvernement sera directement subie par le président de la République : sans cabinet, le mandat Aoun est comme inexistant ; avec un cabinet inefficace, ou bloqué chroniquement, il faudrait s’attendre à de vives réactions du nouveau chef de l’État, lequel « se sent investi d’une mission non pas politique, mais véritablement nationale depuis son investiture », disent ces milieux.
Geagea : L’Iran ne voulait pas de Aoun
C’est un pari similaire sur l’équidistance du président Aoun qui a fait dire hier soir au chef des FL, Samir Geagea, dans un entretien télévisé à la MTV, que « la majorité écrasante des États, dont l’Iran, ne souhaitaient pas l’élection du général Aoun… Et cela, aussi bien le président Aoun que Gebran Bassil le savent très bien ». Sinon, a-t-il dit, « pourquoi le cheikh Naïm Kassem, ayant accueilli favorablement le discours d’investiture, ne l’adapterait-il pas à la déclaration ministérielle »? C’est un discours musclé que le président des FL a sorti, rejetant toute formule de cabinet d’union nationale – « ceux qui ont voté contre Aoun devraient aller dans l’opposition », a-t-il lancé – et allant même jusqu’à anticiper une coalition FL-CPL-Futur et Parti socialiste progressiste aux prochaines législatives – sous-entendu contre le Hezbollah… et Sleiman Frangié. Comme si, en filigrane, commençait déjà une guerre de succession au président actuel entre le leader FL et son rival, le chef des Marada.
Ces tentatives manifestes de « recentrer » Michel Aoun doivent encore être testées en pratique. Parce que même si le double appui FL-Futur à Michel Aoun a pris de court le Hezbollah et débloqué la présidentielle, l’homme doit beaucoup, beaucoup au parti chiite. La présidentielle n’aurait d’ailleurs pu s’accomplir sans l’Iran. Reste à savoir si le déblocage institutionnel est un véritable début de sortie de crise, une feinte constitutionnelle pour maquiller temporairement la politique de rognage des institutions, ou, comme le pensent les moins optimistes, rien moins qu’une consécration de l’hégémonie iranienne sur le Liban.