Le Liban bénéficie jusqu’à nouvel ordre de garanties extérieures concernant sa stabilité, et le compromis présidentiel semble voué à perdurer tant bien que mal à travers le cabinet actuel, ne serait-ce que jusqu’aux prochaines législatives. La montée des tensions entre Washington et Téhéran a certes atteint le Liban par le biais des récents propos du président iranien Hassan Rohani. Au Liban notamment, « peut-on mener une action décisive sans tenir compte du point de vue iranien ? » avait-il demandé lundi dernier.
Mais les réactions ayant émané de parties au pouvoir hostiles à Téhéran restent cantonnées, en dépit de leur fermeté, à la politique de « containment ». Elles omettent en effet de faire un diagnostic de la dynamique expansionniste iranienne au Liban et se réduisent le plus souvent à des énoncés de principe. Cela vaut aussi bien pour le Premier ministre Saad Hariri, dans son rappel de l’indépendance du Liban et son appartenance au monde arabe, que pour le chef des Forces libanaises, Samir Geagea, dans le distinguo qu’il a fait entre compromis interne et refus des diktats étrangers. En dehors du pouvoir, l’opposition oscille entre ceux qui évoquent comme un fait avéré la nouvelle tutelle iranienne – que le bloc du Futur a désignée seulement comme une menace – et ceux qui optent pour la prudence lorsqu’il est question de dossiers stratégiques.
Ce contexte donne pleine liberté aux parties favorables au Hezbollah de s’activer à couvrir son hégémonie. Une distribution des rôles entre le président de la République Michel Aoun et le ministre des Affaires étrangères Gebran Bassil doit encore prendre forme dans la suite des propos du président iranien. Principaux concernés par cette déclaration, leur silence a interpellé plus d’un au sein de l’opposition, comme l’ancien ministre Achraf Rifi et l’ancien député Farès Souhaid.
Il est attendu néanmoins que le chef de l’État se prononce sur cette polémique lundi prochain, date du « dialogue » prévu à Baabda avec des journalistes accrédités pour faire le point sur la première année de son mandat. Selon des sources politiques citées par l’agence al-Markaziya, il serait attendu qu’il « redéfinisse le positionnement politique et stratégique du Liban par rapport au bras de fer régional ».
Cette formule sentencieuse n’est qu’une amplification de la réponse de Michel Aoun, laquelle, selon les mêmes sources, devrait s’orienter vers un certain « centrisme », qui consiste à « dénoncer les ingérences dans les affaires libanaises, y compris les tentatives saoudiennes d’entraîner le Liban vers un durcissement officiel à l’égard du Hezbollah ». Aucune réponse directe aux propos de Rohani ne serait à prévoir, sous l’angle par exemple de son camouflet à la souveraineté libanaise. S’il préconiserait ainsi « un retour vers le carré sûr de la politique de distanciation », comme le prévoit l’agence d’information, cette politique ne s’avère, une fois encore, qu’un moyen de maquiller les errements iraniens sur le terrain libanais. Et de condamner accessoirement la politique saoudienne, par souci de « modération », sans se prononcer nommément sur la politique iranienne.
Il en faut peu pour que le souci « d’équilibre » ne serve un parti pris sciemment dissimulé. Le discours du ministre des Affaires étrangères, Gebran Bassil, carrément en fusion avec celui du Hezbollah sur les questions stratégiques, suffit à le confirmer. Prenant part au dîner annuel de la section estudiantine du Hezbollah de l’Université Saint-Joseph, aux côtés du ministre Hussein Hajj Hassan, M. Bassil a mis en garde contre « la diabolisation du Hezbollah à l’USJ », qui menacerait la stabilité nationale. Les deux ministres ont plaidé d’une même voix pour une ouverture envers « le parti politique » au nom de l’acceptation de l’autre. Comble du paradoxe, M. Hajj Hassan a appelé les étudiants à « réagir pacifiquement aux provocations » qu’ils risquent de subir lors des prochaines élections estudiantines prévues à la fin du mois courant. Le camp aouniste soutient ainsi l’enracinement du Hezbollah dans le tissu libanais, en le désignant par « l’islam libanais », tandis que le parti chiite exerce la politique de la main tendue dont il a coutume pour couvrir son expansionnisme. M. Bassil déforme ainsi le problème, en confondant chiisme et mainmise milicienne, afin de rendre plus difficile une remise en cause frontale du Hezbollah, au risque de paraître comme « rejetant l’autre ». Qui plus est, il s’appuie en la dénaturant sur la pensée du vivre-ensemble, élaborée notamment par Samir Frangié. Une perversion qu’a dénoncée hier avec virulence une source souverainiste indépendante. Selon elle, Gebran Bassil s’exprime ainsi en sa qualité de « Damat » du président de la République, une désignation turque, d’origine perse, du « gendre du sultan ».
Ce survol de la situation conforte l’avis selon lequel le compromis chapeauté par Saad Hariri a rompu l’équilibre des forces, en faveur du Hezbollah. Il reste la question de savoir si le déni volontaire de la mainmise iranienne sur le pays est en mesure d’être levé. C’est-à-dire si la supériorité du Hezbollah pourrait être remise en cause par la résurgence d’une volonté saoudienne de circonscrire l’influence iranienne dans la région. Une volonté qui se manifeste par exemple à Raqqa, où Riyad a pris les rênes de la reconstruction pour se positionner comme « le vainqueur politique de l’État islamique », ou encore en Irak, analyse l’expert Sami Nader pour L’Orient-Le Jour. Au Liban toutefois, à moins d’une opposition cohésive et cohérente au Hezbollah, la politique saoudienne restera sans écho. D’une manière plus réaliste, estime M. Nader, « le compromis à l’origine du mandat actuel est incompatible avec la politique saoudienne dans la région »…