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Mars en mai

Il y a quelque chose d’étrange dans notre appréhension, nous libanais de métropole, de l’autre. Dans notre façon de dévisager cet autre. De l’envisager. De l’intégrer. Ou pas.

Quand l’autre est un touriste de passage, nous sommes les champions du monde : du sourire, de la serviabilité, de la gouaille, de la générosité ; champions du monde de cette hospitalité méditerranéenne un peu roublarde et très craquante, que l’on habite une villa à Ehden, à Jwaya, à Faraya, à Minié, ou un deux-pièces à Dora, Tarik Jdidé, Jounieh ou Haret Hreik. Cela doit être ce petit segment d’ADN phénicien, immarcescible, éternel. Et c’est très bien ainsi.

Quand l’autre s’en vient sur nos terres pour y travailler et s’y réfugier, c’est radicalement autre chose. Ce pays, maudit à sa naissance par la géographie (existe-t-il pire configuration de voisinage que cette Syrie et cet Israël vampires, gloutons et, depuis des décennies, barbares jusqu’à la moelle d’un côté, et cette mer à cause de laquelle nous pouvons abandonner et abdiquer et renoncer si facilement ?), est tout autant haï par l’histoire. Le constat est impitoyable : entre guerre des autres, voracité des uns et des autres, entre désirs d’apprentis sorciers des uns et des autres, entre détermination des ayatollahs à transformer ces 10 452 km² en point de départ de l’annihilation de l’État hébreu, le Liban n’a été et n’est que le superasile, le parking, le ring de boxe, l’entrepôt d’armes et la poubelle du Proche-Orient. Du coup, effectivement, ce n’est plus un pays. C’est un dépotoir. Une gargantuesque, une immonde verrue sur la gueule du monde.
Il y a alors, naturellement, définitivement, quelque chose d’étrange dans notre appréhension de l’autre – nous libanais, toutes appartenances confondues. Une dualité, une bipolarité, un balancier constant et épuisant entre pitié, charité, empathie, compassion, colère, haine et racisme primaire. Il faut dire que nous sommes échaudés, carbonisés plutôt, par ce Ground Zero de la guerre démographique et économique livrée tous azimuts contre le Liban qu’est l’implantation scélérate et qui ne dira jamais son nom des réfugiés palestiniens. C’est dingue : le cytomégalovirus est au-delà du contagieux. Parce que, qu’est-ce qui différencie désormais, à ce niveau-là et maintenant que le nombre de Syriens au Liban est purement et simplement astronomique, le binôme Israël/territoires palestiniens du binôme Liban/réfugiés ? Rien. Ou presque.

Ce qui s’est passé cette semaine sur la route/le chemin de Damas menant à l’ambassade de Syrie au Liban est calamiteux. Mais à quelque chose malheur est bon. La pantalonnade électorale a été instructive. À quatre niveaux. Un : il y a les réfugiés, les vrais, les nobles, ceux qui ont fui la barbarie du gang Assad ou celle des satellites d’el-Qaëda, et les autres, ceux qui peuvent retourner chez eux mais qui ne le font pas pour des raisons purement économiques. Deux : ce n’est pas uniquement en Syrie que le Hezbollah dynamite à la fois la déclaration de Baabda, l’impérieuse distanciation et le bon sens, mais au Liban aussi, en manipulant, menaçant, télécommandant ou amplifiant la peur, le désarroi ou l’oisiveté de ces pauvres gens, en fabriquant cette espèce de pseudo-plébiscite en faveur de Bachar el-Assad. Le 8 Mars dans sa totalité, CPL inclus évidemment, a recréé cette semaine un second 8 mars après celui, fondateur, de 2005, ode à la Syrie sœur, aux deux peuples dans un seul État, panégyrique pour la mafia criminelle au pouvoir à Damas. Et c’est juste inouï. Trois : il serait impensable, scandaleux et criminel que l’ONU, par le biais du HCR, et avec elle l’UE, puissent envisager ne fût-ce qu’un instant la création de camps pour ces réfugiés syriens à l’intérieur du territoire libanais. Quatre : où s’est caché Nouhad Machnouk ? Homme brillant et plein de promesses, le ministre de l’Intérieur a totalement raté son premier gros test.
Et que plus personne ne dise que ce Liban n’est pas damné jusqu’à l’os : accueillir les réfugiés syriens restera dans les annales libanaises comme une des plus monumentales âneries jamais commises ; ne pas l’avoir fait eût été un crime, pire, une complicité de génocide.
Il est des pays, des collectifs, des individus, qui gardent le luxe de choisir, entre peste et choléra. Depuis des décennies et à tous les niveaux, sans exception aucune, ce sont les deux, combinés, que le Liban se tape.