En quarante ans, énormément d’eau a coulé sous les ponts. Suffisamment, en tout cas, pour que, dans un pays comme le Liban et une région comme le Proche-Orient, la donne géopolitique soit profondément bouleversée de manière à modifier significativement le cours de l’histoire.
Entre le 13 avril 1975, jour du déclenchement « officiel » de la guerre libanaise, et ce mois d’avril 2015, c’est toute la physionomie du conflit libanais, mais aussi du paysage politique local, qui a radicalement changé. Le funeste épisode du bus de Aïn
el-Remmaneh, qui a pratiquement mis le feu aux poudres il y a quatre décennies, jour pour jour, n’était que le point culminant d’une situation conflictuelle chronique qui sévissait depuis de nombreuses années, avec pour toile de fond une double dimension existentielle. Une dimension purement locale, d’abord, reflet d’un clivage vertical à caractère fondamentalement confessionnel, opposant un establishment chrétien – que d’aucuns qualifiaient alors de « maronitisme politique » – à la composante musulmane du pays, laquelle réclamait un rééquilibrage du pouvoir et n’hésitait pas, à cette fin, à s’allier aux organisations palestiniennes armées solidement implantées dans le pays, au point de s’approprier un « Fatehland » non loin de la frontière avec Israël. D’où le fait que la seconde dimension de la situation conflictuelle des années 70 opposait les partis chrétiens souverainistes à l’OLP de Yasser Arafat qui, exploitant l’allégeance de l’islam politique local à son égard, s’était imposée, depuis la fin des années 60, en véritable État dans l’État.
Quarante ans plus tard, ce double clivage vertical a été substitué par un paysage politique radicalement différent et, à certains égards, potentiellement fondateur. Les factions palestiniennes, autrefois maîtres du jeu politique dans le pays, ne ratent désormais aucune occasion pour réaffirmer leur respect de la souveraineté du Liban et de l’autorité du pouvoir central, se livrant même à une autocritique portant sur la phase des années 60 et 70. Le régime syrien, quant à lui, qui s’était empressé dès le début du conflit, en 1975, d’enclencher un patient processus d’Anschluss pour tenter d’assouvir sa soif historique d’absorber le pays du Cèdre, est aujourd’hui bien trop occupé à détruire ses localités et massacrer son peuple.
Il reste qu’au stade actuel, une nouvelle ombre, de taille, est apparue au tableau : le pays est présentement la cible d’un Anschluss d’un autre genre, iranien cette fois-ci. Comme ce fut le cas lors des crises de 1958, 1969, 1975 et des années qui suivirent, le Liban reste aussi aujourd’hui otage des conflits régionaux et de la politique des axes moyen-orientaux, plus déstabilisatrice que jamais. Sauf qu’un facteur essentiel différencie la situation conflictuelle actuelle de celle qui avait éclaté au grand jour en 1975. Le bras de fer islamo-chrétien qui avait caractérisé la seconde moitié du siècle dernier – et qui puisait sa source dans les circonstances de la proclamation du Grand Liban, en 1920 – a cédé la place à un conflit sunnito-chiite de dimension régionale, et donc bien plus critique. Comme corollaire, et sous le poids des velléités hégémoniques du nouvel empire perse, le clivage vertical islamo-chrétien est aujourd’hui remplacé par des alliances transcommunautaires non seulement entre les leaders, mais aussi et surtout au niveau de la base populaire. Le projet souverainiste et libaniste (qui a pour slogan « Liban d’abord » ) n’est plus l’apanage des seuls chrétiens, mais il est devenu depuis 2005 le leitmotiv d’une vaste coalition plurielle, réellement multiconfessionnelle. Il s’agit là d’un fait nouveau dans l’histoire contemporaine du pays du Cèdre, d’un paramètre fondateur sur lequel il serait possible de capitaliser afin que le vivre-ensemble puisse prendre, enfin, sa véritable portée. Encore faut-il, dans cette perspective, que le Hezbollah s’abstienne d’entraîner les Libanais, contre leur gré, dans une cascade d’aventures guerrières régionales, perses, dont ils n’ont que faire.