INTERVIEW
Étonnant Michel Aoun ! Se battre le rajeunit, même si c’est contre tous ! Il a beau confier que c’est peut-être sa dernière grande bataille en raison de son importance, il est plus déterminé et combatif que jamais, car dans le contexte actuel, les droits des chrétiens sont une question majeure à laquelle, dit-il, il ne peut pas renoncer.
Propos recueillis par Scarlett HADDAD ى
N’êtes-vous pas las de jouer le rôle de « l’empêcheur de tourner en rond » ?
Ce n’est pas un rôle. C’est une conviction. Mon action est le seul moyen de redonner aux chrétiens une représentation réelle au sein du pouvoir qu’ils ont perdu depuis plus de 20 ans. Refuser cette représentation, c’est refuser les chrétiens. Or, jusqu’à nouvel ordre, nous sommes un pays démocratique où chaque communauté a des droits qu’il faut préserver. D’ailleurs, ceux qui réclament la démocratie pour la Syrie devraient d’abord l’assurer dans leur pays en ne refusant pas de donner ses droits à une des composantes du tissu social.
Mais jusqu’à quand pouvez-vous tenir ?
La bataille n’est pas finie pour que j’abandonne le combat. S’arrêter en plein milieu d’une bataille, c’est fuir. Or, ce n’est pas dans mes habitudes, et ce n’est pas bien ni pour moi ni pour ceux que je représente.
La visite de l’émissaire français Jean-François Girault est annoncée pour la fin du mois. Pensez-vous qu’il y a des éléments nouveaux au sujet de la présidentielle ?
Je ne sais pas. Il faudra attendre ce qu’il a à dire. Mais j’estime que celui qui souhaite me donner des conseils doit comprendre la situation de mon pays autant que moi. Il faut aussi que le conseil donné permette aux chrétiens de rester sur leur terre et dans leur pays. À moins que l’on veuille pousser les chrétiens à l’exode d’une manière douce, après avoir essayé la manière forte, dans le sang. Je voudrais ici rappeler un incident historique. Un grand pays avait envahi un autre et lorsque, au final, les soldats de ce grand pays étaient sur le point de se retirer sans avoir obtenu ce qu’ils voulaient, un soldat du pays envahi s’est écrié : « Pourquoi nous abandonnez-vous maintenant ? Nous avons fait tout ce que vous nous avez demandé ! » Et l’envahisseur défait a répondu : « Pourquoi l’avez-vous fait si cela allait à l’encontre des intérêts de votre propre pays ? » C’est donc ma réponse à ceux qui comptent me conseiller de changer ma position. Renoncer est contraire à la logique, et ceux qui refusent de donner aux chrétiens leurs droits doivent fournir des explications et donner les raisons de leur refus.
La raison est peut-être que vous dérangez tout le monde. Vous n’êtes pas dans le rang…
Ce n’est pas une raison suffisante. Je n’ai pas fait de tort à qui que ce soit, et tout au long de mon parcours, j’ai défendu mon pays. Je dis toujours à mes partisans au sein du CPL : chez nous, il n’y a ni des agents, ni de l’argent, ni du sang. Nos seuls avoirs, c’est notre volonté de défendre notre pays et notre aspiration à le vouloir souverain et indépendant. Dieu seul sait ce que nous avons subi et combien de fois nous avons risqué nos vies pour atteindre cet objectif ! Que quelqu’un me regarde droit dans les yeux et me dise que j’ai fait du mal aux autres…
Mais combien de temps pouvons-nous tenir comme cela ?
Ce n’est pas à cause de moi, mais à cause des choix des autres et de leur violation systématique de la Constitution et des lois. Nous vivons une tentative de coup d’État contre la Constitution. Le mandat du Parlement a été prorogé et la majorité a été volée. Ce Parlement n’a plus la confiance du peuple. Si les autres acceptent ce fait, moi je le refuse. Je résisterai, je résisterai et je continuerai à le faire, avec pour armes la Constitution, le pacte national et les coutumes constitutionnelles.
Pourquoi la déclaration d’intentions avec les Forces libanaises ne parle-t-elle pas clairement de la présidence ?
Si, elle en parle. Nous sommes d’accord sur l’élection d’un président fort, c’est-à-dire ayant la plus grande représentativité au sein de sa communauté. D’ailleurs, nous comptons organiser un sondage à grande échelle auprès des chrétiens pour mesurer la popularité de chacun, et celui qui sera le plus populaire sera le candidat des chrétiens. Plusieurs sociétés ont été sollicitées dans ce but.
Êtes-vous confiant dans le sérieux des positions du chef des Forces libanaises ? Vous avez conclu dans le passé des accords avec lui et ils n’ont pas été respectés…
Une fois qu’on aura les résultats du sondage, on verra quelle sera la position de chacun. Je ne pense pas qu’on puisse rejeter ces résultats sans raison valable. S’il apparaît que je suis le plus populaire au sein de la communauté chrétienne, pourquoi devra-t-on refuser aux chrétiens d’élire à la présidence le leader qui a le plus de partisans ? Leur refuser ce droit, c’est refuser de les considérer comme des partenaires à part entière.
Si on parle intérêts, le chef des FL aurait peut-être plus à gagner en étant avec le courant du Futur qu’en nouant une alliance avec vous.
Je pense qu’il faut le laisser décider lui-même ce qui est dans son intérêt ou non. Mais l’alliance entre les parties chrétiennes les plus représentatives est dans l’intérêt des chrétiens et du pays en général. Sans oublier le fait que de nombreuses parties internationales ou régionales, comme le Vatican ou l’Arabie saoudite, poussent dans ce sens.
Certains disent pourtant que le chef des FL a plus gagné dans cette déclaration d’intentions que vous…
On avait dit aussi cela lorsque j’ai signé le document d’entente avec le Hezbollah. Finalement, c’est le Liban qui a gagné. Concernant la déclaration d’intentions, nous avons une obligation morale et nationale envers les chrétiens, et nous sommes en train de répondre à leur attente puisque la très grande majorité d’entre eux veut une entente entre nous.
Le chef des FL appuie-t-il votre position à l’égard des nominations militaires ?
En principe, oui. Nous voulons que les nominations aux hautes fonctions occupées par des chrétiens ne dépendent plus d’un partage des parts entre les partis, mais de la compétence. Si un membre des FL est le plus compétent dans un domaine particulier, nous appuierons sa nomination. C’est d’ailleurs déjà arrivé. Je suis d’ailleurs tranquille au sujet de cette déclaration d’intentions.
Mais au sujet des nominations militaires, si le général Chamel Roukoz n’était pas en cause, auriez-vous mené cette bataille ?
Évidemment. J’ai mené cette bataille depuis 2011. J’avais alors refusé le changement de l’âge de la retraite et j’avais affirmé que le décret sur ce sujet avait été présenté sans avoir été soumis à l’étude. Le recul de l’âge de la retraite modifie le système des promotions au sein de l’armée et des forces sécuritaires. Chaque année, une nouvelle promotion perd son droit légitime à atteindre les plus hautes fonctions. Je m’étais donc opposé à la prorogation pour le général Rifi et pour le général Fadel, et j’ai continué à m’opposer à toutes les prorogations.
Certains affirment que la bataille du général aurait été plus crédible s’il ne parlait pas directement du général Roukoz. Il y a peut-être d’autres qui méritent ce poste…
Peut-être. Mais moi, je me réfère à l’accord qui a été conclu entre le chef du courant du Futur et moi. Les noms avaient alors été clairement avancés. Au sujet des FSI, il y avait une hésitation entre le général Osman et le général Chéhadé. Finalement, le choix s’est porté sur le général Osman. Cet accord a été conclu en présence de six témoins.
Personne d’autre que vous n’en a parlé.
Qu’ils le démentent alors.
Certains estiment que c’est le ministre Bassil qui vous a poussé à parler nommément du général Roukoz pour le griller en raison de rivalités internes…
Dire cela est honteux. C’est de la calomnie pure qui vise à susciter une discorde interne. Ceux qui prêtent une oreille attentive à ces calomnies sont encore pires que ceux qui les répandent. Tout cela vole bien bas. Je préfère que l’on me parle de questions nationales…
N’éprouvez-vous pas de l’amertume quand on vous pose ce genre de question ?
Si, bien sûr. Toutefois, ce qui me blesse le plus, c’est de voir comment les députés et les responsables bafouent nos valeurs, nos lois et notre Constitution. Mais je continuerai à me battre. Un jour, on a demandé au général Charles de Gaulle pourquoi la France s’effondre et il a répondu : « Elle a quitté sa terre, elle a abandonné sa religion et elle a renié ses valeurs. » Je me bats pour que nous n’en arrivions pas là. C’est le sens de ma lutte.
Que pensez-vous des scandales à répétition de « Saoudileaks » et du fait que nul ne réagit ?
Justement, je trouve que c’est une raison de plus pour me battre. Après tout, je n’ai jamais vu un cercueil avec un coffre-fort ni un linceul avec des poches.
Vous avez récemment, dans un entretien, parlé de fédération. Le général a-t-il changé ou bien s’agit-il d’une manœuvre ?
J’ai d’abord rappelé que l’accord de Taëf parle d’une décentralisation administrative poussée. Mais si toutes les portes se ferment devant les chrétiens, comme c’est le cas actuellement, il ne faut pas s’étonner de les entendre parler de fédération. On leur refuse le droit à des élections législatives sur la base d’une loi juste, on ne veut pas élire un président qui les représente ni nommer les plus compétents parmi les fonctionnaires, et après cela, on s’étonne s’ils réagissent ! Les chrétiens veulent être présents dans le pays et au sein du pouvoir, et si on leur ferme toutes les portes, il ne leur restera plus que cette formule, sachant que la fédération exige une entente. Après tout, les chrétiens sont une communauté fondatrice du Liban et non une colonie. De plus, ils font le trait d’union entre les différentes composantes du pays.
Mais en voulant défendre les droits des chrétiens, vous leur faites peut-être du tort. Au moins économiquement, d’après « l’appel du 25 juin ».
Avant cet appel, il y a eu la « déclaration du 23 juin » (rires) lorsque j’ai présenté un rapport économique établi par la Banque centrale et la direction des statistiques, selon lequel la croissance au Liban est de 2,5 %. Nous sommes le seul pays de la Méditerranée à avoir un tel taux de croissance. Il y a certes un problème au niveau de l’économie des familles, mais les finances de l’État vont bien. On ne peut donc pas utiliser cet argument.
Ne pensez-vous pas qu’en réalité le dossier présidentiel est bloqué à cause de l’absence de dialogue entre l’Iran et l’Arabie saoudite ?
Les choix extérieurs ne doivent pas imposer des choix internes, et les amitiés avec l’extérieur ne doivent pas influencer les décisions internes.
Cela s’applique-t-il au Hezbollah ?
Oui, le Hezbollah respecte le pacte national et la loi. Il ne réclame pas une part plus importante au sein du pouvoir. Pour le reste, nous nous sommes entendus avec lui au sujet de la résistance contre Israël puis contre les takfiristes. Que ceux qui sont opposés à ces deux positions le disent clairement. Avec le Hezbollah, nous avons aussi des divergences sur certaines questions, mais elles ne portent pas sur les dossiers nationaux.
Certains disent que le Hezbollah serait las de vos positions et que les critiques de Nabih Berry viendraient en réalité de lui…
Entre le Hezbollah et nous, les messages sont directs et ne passent pas par des intermédiaires. Entre nous, la parole suffit, il n’est pas besoin de signature.