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Naufrages

 

L’été dernier, la pathétique image d’un garçonnet échoué, inerte, sur une plage initiait un puissant élan de compassion à travers toute l’Europe, amenant plusieurs pays de l’Union à adoucir spectaculairement leurs dispositifs d’accueil des migrants. Du coup, ceux-ci accédaient au statut moins misérable de réfugiés…

Pour l’infortunée famille libanaise Safwan, presque entièrement décimée dans le naufrage de la coquille de noix qui la transportait de Turquie en Grèce, il n’y avait pas de photographe sur place. Et même s’il s’en était trouvé un, iriez-vous croire que ce serait assez pour émouvoir ces fabricants de désespoir qui tiennent en main notre destinée ?

Dieu merci, le Liban n’est pas l’Irak, la Syrie, le Yémen ou la Libye, actuellement en proie aux flammes. Son écot, il s’en est largement acquitté déjà auprès du dieu Mars, sous la forme d’une guerre civile longue de quinze ans. Mais il n’en a pas tiré les leçons et a lamentablement raté cette phase de retrouvailles nationales et de réédification de l’État qu’est l’après-guerre. Victime d’une guerre des autres, pour reprendre la célèbre formule de Ghassan Tuéni, il n’a su se garder de la guerre chez les autres, ses voisins : contre son gré, il exporte des combattants en Syrie et c’est d’un million et quart de réfugiés syriens qu’il est payé de retour.

Sans président de la République, sans Parlement digne de ce nom, sans même de budget et avec un gouvernement pratiquement entré en mort clinique, nous vivons dans un pays où les textes constitutionnels ne veulent plus rien dire. Où les généraux résistent rarement à la tentation de la politique, tandis que des chefs de parti entretiennent de véritables armées. Où les robinets sont obstinément secs, le courant électrique absent et les ordures ménagères un peu partout. Où le chômage atteint des niveaux insensés, de pair avec la dette publique. Où la population, privée de toute assistance étatique, notamment médicale, s’appauvrit à vue d’œil, tandis que les prévaricateurs continuent de piller, au grand jour, tout ce qui reste à piller.

Tant de calamités, c’est bien plus qu’il n’en faut pour pousser un nombre croissant de citoyens à fuir comme la peste la mère patrie. Les plus désespérés sont loin d’ignorer les risques ; mais c’est un radeau-Liban à la dérive, sans capitaine, ballotté dans une mer des tempêtes, qu’ils ont conscience de quitter pour tenter de gagner l’eldorado européen. C’est ce rêve fou qui porte des pères de famille à entasser femme et enfants sur des rafiots exposés à tous les périls, après s’être endettés jusqu’au cou pour payer des passeurs dénués de toute conscience.

Ces sinistres tour-opérateurs ne sont pas cependant les seuls naufrageurs. Les autres, non moins criminels, sont parmi nous.