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Nous sommes d(i)eux

On se voit d’un autre œil qu’on ne voit son prochain,
lynx envers nos pareils et taupe envers nous.
Jean de La Fontaine

C’est un sacré métier, médecin. Sans doute le plus beau du monde. Arrêter des larmes, dynamiter une douleur, traquer des symptômes, envisager cent et un diagnostics, hésiter à s’en faire battre le cœur, trouver l’antidote, se tromper, anesthésier un corps, ressusciter un organe, transpirer au bout de treize heures d’opération, avoir l’illusion de pouvoir (com)battre la nature, pleurer, découvrir des sourires de patients quand ils se réveillent, souffrir de la concurrence, (s’)exercer chaque instant, être au courant de chaque nouveauté, baisser les bras, ne jamais baisser les bras, humain, trop humain. Un métier sacré : le médecin se dit démiurge. Il divise le monde en deux : lui et les autres, tous patients.
C’est un sacré métier, journaliste. Sans doute le plus haletant du monde. Servir de passeur universel, de trait d’union entre les ici et les là-bas, pont entre tellement de rives, traquer, douter, débusquer une vérité parmi cent et une autres, braquer des projecteurs, se tromper, en corriger l’angle, décrypter, alerter, se désengager pour que le lecteur/spectateur/auditeur se faufile, proposer d’autres façons de (conce)voir la vie, n’être jamais en retard, jamais le deuxième, conjuguer éthique et diktats des annonceurs, baisser les bras, ne jamais baisser les bras, humain, trop humain. Un métier sacré : le journaliste se dit démiurge. Il divise le monde en deux : lui et les autres, tous consommateurs.
C’est un sacré métier, juge. Sans doute le plus ingrat du monde. S’astreindre à un exercice quotidien d’ultraprobité, ployer sous le poids de l’armure en fonte de l’incorruptible, connaître chaque virgule de la loi et en même temps devenir le maître du bon sens, apprendre l’humilité, douter, trancher, douter encore, questionner, réussir à faire de son métier à la fois un art et une science, ne jamais oublier qu’il n’arbitre pas, ne jamais oublier que les destins, haletants, terrifiés ou rassurés, le regardent faire et l’attendent, douter toujours, baisser les bras, ne jamais baisser les bras, humain, trop humain. Un métier sacré : le juge se dit démiurge. Il divise le monde en deux : lui et les autres, tous justiciables.
Ella Tannous a été probablement atteinte d’une infection à streptocoque A. Ce petit ange a dû être amputé, à huit mois, des quatre membres, et son pédiatre, accusé d’en être responsable, a été mis en détention préventive. Parce que tous ont dérapé : des médias, des juges, des médecins. Tous se sont accaparé le cas Ella, poussant à l’extrême l’élasticité de leurs codes d’honneur et de leurs déontologies respectifs, dans une guerre stupide et enragée de corporatismes débridés, de donquichottismes de supermarché. Mais est-ce seulement leur/notre faute ? Dans un pays où plus aucun repère, plus aucun modèle, plus aucune éthique n’existent ; dans un pays où le concept d’État n’est plus que vagues souvenirs, jaunis et rougis par le temps et le sang, comment et pourquoi s’étonner que chaque tribu, chaque groupe, communautaire, professionnel, social, culturel même, veuillent, eux aussi, s’imposer en milices, militaires ou intellectuelles, en divinités de pacotille régnant, chacune, sur un lambeau souillé de nation ?
C’est un sacré métier, Libanais.